Trois réputations, Jérémie Gindre (par François Baillon)
Trois réputations, Jérémie Gindre, janvier 2020, 128 pages, 15 €
Edition: Zoe
L’illustration de couverture, signée Simon Roussin, nous révèle un aspect fondamental du livre : la place qu’y tient la nature. Ses couleurs lumineuses s’accordent même au caractère fantasque, éclaté, à la fois réjouissant et étrange, de ces trois destins qui nous sont narrés, définitivement hors norme.
D’une certaine façon, le lien avec la nature, dont notre époque nous fait valoir l’importance et le retour, Jeannie Plantier, Epke Janssen et Bill Ronson le possèdent mieux que quiconque. Paradoxalement, c’est parce qu’ils ont appris et connaissent cette connivence privilégiée avec les espaces naturels qu’ils sont parmi les plus éloignés de leurs semblables – le rapprochement avec la terre rendrait-il moins humain ?
C’est une des réflexions que l’on peut se faire à la lecture de Trois réputations de Jérémie Gindre, dont l’humour, et même la causticité à certains moments, n’a d’égal que la fantaisie et l’austérité de ses trois protagonistes.
Si le cadre reste imaginatif, on pourrait y voir le vœu de représenter ces êtres isolés, secrets et fermes dans leur volonté, totalement détachés de tout système de civilisation, sans doute déçus par ce que l’existence leur a légué. Êtres qui n’en sont pas moins fascinants dans leurs actes ; d’ailleurs, ils tiennent à nous laisser des traces (les lettres anonymes de Jeannie, les vingt-six carnets d’Epke, les messages gravés en caractères d’imprimerie de Bill), et l’histoire de Castel Chiflo n’est pas sans rappeler le Palais idéal de Ferdinand Cheval, récemment mis en lumière par le réalisateur de cinéma Nils Tavernier.
Cependant, ce triptyque littéraire nous livre toute sa sève, ou tout son sel, selon qu’on se trouve sous les arbres ou au bord de l’eau, toujours immergé au cœur de cette nature qui nous dépasse, à travers les voix des personnages qui nous dévoilent ces réputations. C’est à la fois oral et écrit, comme s’il fallait garder prudence et prendre distance avec ce qu’on raconte. Une telle implantation dans l’isolement et la sécheresse des rapports, pensez donc, c’est par trop incroyable ! Le ton provoque le sourire (« Maman ! »), se veut léger (conduit par un guide de voyages sur la route, presque idyllique, qui mène à Castel Chiflo), mais il est aussi inquiet, hébété (devant le trou de Bill Ronson), et finalement, nous nous trouvons comme face à une énigme qui n’est pas résolue. Jérémie Gindre nous dit : « La vérité, c’est que les choses se terminent rarement d’un seul coup » [p.123]. Et c’est le cas quant à ces trois destins. Ne nous faut-il pas tout simplement admettre le mystère comme une évidence ?
Chaque narrateur semble former un désir insistant de comprendre son personnage principal, ce qui crée sans aucun doute l’attachement qu’on a pour ces « héros ». L’extraordinaire, pas si invraisemblable à bien des égards, entre dans le quotidien avec une facilité déconcertante, et il n’y a qu’un pas (qu’une mort) pour que d’une réputation on fasse une légende. Et les légendes ne renvoient qu’à nous-mêmes, à notre propre incomplétude, à ce que nous ne sommes pas suffisamment. D’où l’importance de savoir manipuler l’ironie idoine qui s’attache à pareil sujet. A coup sûr, Jérémie Gindre nous entraîne avec lui avec talent.
François Baillon
Né à Genève en 1978, Jérémie Gindre est un artiste et écrivain suisse qui a décidé de ne pas choisir entre arts plastiques et littérature. Sa pratique comprend l’écriture comme le dessin ou l’installation. Il a notamment publié On a eu du mal (éditions de L’Olivier, 2013), Pas d’éclairs sans tonnerre (Zoé, 2017) et Trois réputations (Zoé, 2020).
- Vu : 2111