Trois livres expérimentaux, Editions Plaine page, par Didier Ayres
Editions Plaine page, coll. Connexions, 2017 : à propos de P.Articule, Julien d’Abrigeon (10 €), Esthétique de la noyade, Sébastien Lespinasse (10 €), A-vanzar, Nicolas Vargas (5 €)
Prendre contact avec une maison d’édition que je ne connaissais pas, revient à parcourir des paysages nouveaux et parfois intéressants. Ici, avec les livres de la collection Connexions de l’éditeur Plaine page que j’ai reçus il y a peu, c’est à une sorte de plongée en apnée dans l’univers mental de trois poètes que je me suis livré. D’autant que j’ai cherché comment ces trois auteurs pouvaient explorer la langue comme matière, ce qui est en soi un objectif à part entière, et cette collection constituée de livres blancs et presque carrés en est le témoin.
Tout d’abord quelques mots sur ce P. Articule de J. d’Abrigeon, sous-titré le corps-à-plat. Ce recueil est constitué de poèmes de différentes époques de la production de l’auteur, qui s’accompagnent de notes en italiques à la fin de ces poèmes/expériences, qui citent les noms des poètes et des institutions qui ont participé à la mise en forme orale de ces textes. Car c’est sans doute cette poésie/son qu’il s’agit de découvrir, cette fois-ci à voix basse dans le déchiffrement intériorisé d’un lecteur de livres. On devine la scansion, le ton, peut-être aussi le « scat » qui pourrait faire la liaison entre dire et lire. En tous cas, on ne perd pas de vue les aînés comme le plus fameux d’entre eux, Ghérasim Luca.
Je dis quand même lecture de poésie, et je crois pouvoir faire dériver ce décodage silencieux des textes vers la musique, notamment la musique minimaliste américaine. Car c’est à une expérience que nous sommes conviés, sans doute à la manière d’un event d’Allan Kaprow. Donc une poésie performée qui s’étoffe de sa mise en lumière publique, devant un auditoire, et encore au milieu d’une forme papier. Il s’agit, je crois, de poèmes qui unissent le spectateur et le poète, qui exerce la poésie comme une musique, avec la force propre de la poésie et son pouvoir élocutoire. C’est-à-dire de la musique et de la signification, dans une forme vivante, ce mélange qui reste le cœur du problème de la poésie d’aujourd’hui. Cette écriture dite, réunit donc trois choses : le texte, le lecteur/spectateur et la poésie. Et cela sans hésiter à aborder de grands thèmes, comme ce poème sur le vide, que l’on pourrait apparenter à la question de la théologie négative.
pourtant de partout, nulle part est partout autour de nous, tout autour le vaste, le vide, le vaste vide de toi nulle part, partout partout tout autour pourtant, vaste, et plein de vide de toi partout
nulle part, nulle part, […] nulle part où tu ne sois partout, partout partout nulle part, partout, partout, partout, nulle part (ad lib) Nulle partout partout nulle partout partout nulle partout partout nulle partout partout nulle partout partout nulle partout partout nulle partout partout nulle part nulle part nulle part nulle part
Et puisque je parle de grands sujets, venons-en à cet autre auteur des éditions Plaine page, et de son dernier livre, Esthétique de la noyade. Car on va assez vite au cœur du livre qui dénonce les heurts et malheurs des naufragés/migrants sur la Méditerranée.
sur les plages de Zouara, en Lybie,
enfants et femmes et hommes
un et un et une et un autre et une autre
une femme
à l’est de Tripoli,
plusieurs hommes un enfant d’autres femmes
une femme un autre d’autres hommes
et d’autres femmes
un enfant un enfant un autre plusieurs autres
Nous sommes au sein d’une cartographie physique de la langue, et les photographies qui rythment les poèmes, reproductions en noir et blanc de cartes de la Méditerranée, nous ramènent au sens des réalités que le poète ici, n’oublie pas. Ces textes écharpent le lecteur, ne le laissent pas tranquille dans sa sécurité confortable de citoyen européen nanti. Ainsi, on va avec Sébastien Lespinasse vers des abîmes, des abysses, vers les profondeurs morbides de la mer et des symboles psychanalytiques de l’eau. Et là aussi on entend ces sortes de chants insupportables des Sirènes de l’Odyssée, que seul Ulysse a connus.
Pour finir, je voudrais écrire quelques mots sur le troisième livre qui m’occupe en ce moment, en l’occurrence ce A-vanzar de Nicolas Vargas, surtout dans la mesure où je veux me rendre compte où la langue est radicale. Et là, se trouve une coupure entre deux idiomes : l’espagnol et le français. Et ainsi, on peut voir encore ici une autre coupure que met en lumière le livre, celle d’une personne à double identité, dans un mélange de sons intériorisés de deux langues sœurs et pourtant un peu ennemies, sachant que l’une et l’autre combattent et luttent pour dominer le texte. Et cela pour aboutir à un idiolecte poétique qui chante à sa façon.
Je serai le complexe du sol
sa honte
son crachat
sa mauvais herbe
là où on brûle le pneu
sa lettre
ce qui a cassé
pas une piste pour du pied-nu
pronto… possiblé… no habla… avanza…
Il faut remercier Éric Blanco, le directeur des éditions Plaine page, de laisser ce champ d’expression aux auteurs qu’il faut peut-être nommer des poètes expérimentaux, et qui, comme pour le cinéma du même genre, représentent une voie pleine et autonome de la poésie contemporaine.
Didier Ayres
- Vu: 2712