Trois livres de L’Atelier contemporain, par Philippe Chauché
Bruire, Daniel Blanchard (novembre 2017, dessins Farhad Ostovani, 72 pages, 15 €)
Dans les prairies d’asphodèles, Bruno Krebs (novembre 2017, lecture Antoine Emaz, dessins Cristine Guinamand, 96 pages, 20 €)
Pelotes, Averses, Miroir, Patricia Cartereau & Albane Gellé (mars 2018, lecture Ludovic Degroote, 168 pages, 25 €)
« …à mesure que baisse en moi le jour, l’arbre en moi s’éveille et mon corps déploie, comme un sommeil, l’immensité interne de l’arbre… »
« Dans la brise de mai, / avec le grand pin bleu bruire / à l’automne de la vie » (Bruire)
« Bruire », « Dans les prairies d’asphodèles », « Pelotes, Averses, Miroir », trois livres, trois diamants de l’édition, portés par un éditeur, François-Marie Deyrolle, qui sait qu’un livre d’art, qu’un livre d’artiste, qu’un livre dessiné, qu’un livre d’images, se doit d’être le plus beau possible, du bel Art. Que la couverture cartonnée blanche et éclairée d’un dessin doit attirer l’œil du lecteur curieux, sans le pervertir, que le papier employé doit être d’une blancheur paradisiaque et l’impression légendaire, que chaque livre doit ainsi résister au passage du temps, un livre vivant en somme.
Bruire est nourri de la sève des arbres admirables dessinés par Farhad Ostovani, dont les branches s’élancent et s’envolent vers le ciel lointain, arbres anciens, à l’automne ou peut-être l’hiver de leur vie, des arbres aux couleurs de craie qui résonnent et font résonner les haïkaï de Daniel Blanchard. Ces amusements littéraires naissent d’un regard, d’un mouvement, d’un frisson, d’un sentiment, la nature a comme jamais la parole, un regard, des chevaux noirs qui galopent au loin, le mouvement d’une chevelure, une fleur et un baiser. Acuité du regard de l’écrivain, attentif au moindre bruit, au vif silence, le corps en alerte, Bruire ralentit le temps, murmure sa poésie profonde, son chant profond – cante jondo – qui s’élève comme un arbre centenaire.
« Je me souviens jeune comme j’aimais à me plonger dans l’eau glacée des torrents.
Ombreux je les aimais, caressés par les branchages et les barbes des chênes ».
« La pluie maintenant juste une averse mais lourdes pépites de suie rafraîchissement un peu – à peine » (Dans les prairies d’asphodèles)
C’est Dans les prairies d’asphodèles que marche le narrateur, et ses élans ressemblent à des grappes de grandes fleurs étoilées. L’enfant dans la nature est un aventurier, l’écrivain devient cette nature, ce pays, collines et prairies, sillonné de ruisseaux. C’est un voyeur raisonneur, attentif au moindre signe, aux lianes, aux buissons, aux fleurs pâles, aux fauvettes et aux grives, aux ruisseaux, au corps de sa grand-mère – nos pieds foulent le mâchefer, le sable et les silex du trottoir, ses fins souliers grand-mère, ses frêles chevilles son petit sac blanc.
La mémoire de Bruno Krebs embrasse toutes les ombres, les surprises, les craintes et les couleurs de l’enfance. Vérités ou mensonges, réel ou imaginaire, fantômes ? Jours répond à ces questions. Le style s’est fluidifié, la nature est toujours là, vue autrement, les limpides langues de lumière lèchent murs et trottoirs, frôlent visages, mais derrière le bleu du ciel, se glissent des éclats de gris, les jours perdus glacent le narrateur, la pierre tremble, la narration se resserre, un orage s’annonce et les voitures corbillards virent, passent dans un souffle. Cristine Guinamand saisit tout cela, son dessin offre et cache, des fleurs, des oiseaux, une branche, un crane, l’ombre d’un crane ou sa radiographie dessinée. C’est à chaque dessin un surgissement, le noir, le blanc, le gris, l’eau qui lie et nourrit la trame du dessin, qui imbibe le papier, en écho à ce qu’écrit Bruno Krebs, au détour d’un ruisseau, derrière un buisson, comme un fantôme.
« Si nous marchions sur les cimes / des souvenirs reviendraient-ils / en kilomètres de racines, / à faire pleurer, à faire rire, / à réchauffer toutes les banquises. / N’importe quel jour : / nos cœurs battants. / » (Pelotes, Averses, Miroirs).
Ce petit livre lumineux se lit comme une partition. Il y a la clé de sol et la clé de fa, les dessins, et les aquarelles de Patricia Cartereau, les très courtes histoires d’Albane Gellé, et tout cela s’accorde à merveille. Les deux voix sonnent merveilleusement juste, pas un mot plus haut que l’autre, pas un dessin, une couleur, qui rendraient l’autre invisible, inutile. Un accord, un chant partagé, des couleurs communes, des mains, des bras tombés rouges du ciel, des branches et feuillages au vert paradisiaque, racines et ronces, oiseau bleu, les couleurs ont plus d’une phrase à offrir, les phrases ont ici plus d’une couleur à dévoiler – Le printemps sera au bout des jours qui rallongent, par-dessus tous les foudroyés. – La nature est en mouvement, comme le dessin, le dessin saisit l’instant rêvé, imaginé, la phrase voit ce qui apparaît, ce qui se murmure, l’invisible pour le dire ainsi. Cela doit s’appeler la grâce.
Philippe Chauché
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