Trois histoires échappées 1) Rue du Bac – Histoire orgueilleuse, par Patrick Abraham
Je le voyais souvent dans ce café-brasserie de la rue du Bac où il venait déjeuner presque chaque midi, en terrasse s’il faisait beau, à une table près de la porte des toilettes les jours de pluie ou de froidure hivernale. Ses livres n’étaient plus lus ni régulièrement réédités. Ses éditeurs l’oubliaient. D’autres modes, d’autres enjeux étaient apparus et ce qu’il avait aimé ou combattu, ce qui avait soulevé ses enthousiasmes ou déclenché ses colères n’était plus compris par personne. Je m’explique mal : il n’avait jamais été un écrivain d’idées. Ses emportements, ses enivrements – qui avaient emporté et enivré tant de lecteurs et surtout tant de lectrices trente-cinq ou quarante ans plus tôt – n’avaient eu de réalité et d’effet que par la force de son style – par ce qu’on nommait encore le style et qui était devenu aussi étranger à l’époque, je l’avais constaté, que l’ensemble de son œuvre ou les écrivains qui avaient nourri celle-ci. Je ne lui ai jamais parlé. Peut-être aurais-je dû le faire. Peut-être l’aveu de mon admiration et, je n’hésite pas à le dire, de mon amour pour lui eût-il rendu moins humiliante sa dérive vers la décrépitude physique et la honte sociale (oui : la honte de se survivre dans l’apparence d’un vieillard plutôt malpropre, quasi obèse et à demi aveugle, changeant rarement de chemise ou de costume et se lavant aussi rarement sans doute, engendrant à la terrasse ou dans le fond de ce café des ricanements ou des mimiques méprisantes chez les autres consommateurs).
J’étais donc un voyeur puisque, plusieurs fois par semaine, je me rendais en ce lieu uniquement pour lui, pour m’exalter et m’attrister de sa présence, pour y trouver des raisons de croire en moi et de ne pas me tuer comme j’en avais alors si fréquemment l’envie, pour l’épier derrière mon journal (L’Equipe ou Libé afin de passer mieux inaperçu) en faisant durer ma bière et pour, lorsqu’il se levait enfin vers deux heures et titubait sur le trottoir, cuvant autant sa bouteille de rouge que la dernière page noircie ou son prestige défunt, le suivre jusqu’à sa résidence du boulevard Raspail en l’observant se frayer avec lourdeur et maladresse un chemin dans la foule, traverser une rue en évitant de justesse une voiture dont le conducteur klaxonnait avec furie, une moto impatiente ou une camionnette de livraison puis pousser une grille. J’avais avec moi un livre de lui. Je le sortais. Je ne l’ouvrais pas. Je le posais à côté de mon verre, dissimulé par mon journal. De toute façon, je le savais, avec sa vue déclinante et, je ne me le cachais pas, avec mon absence complète d’intérêt, j’étais invisible. Mes études traînaient en longueur. Mes parents m’envoyaient un chèque tous les mois. Ils louaient en été une maison en Ardèche ou dans les Cévennes. C’était une sorte de rituel familial qui avait désespéré mon adolescence rechignée. Ils m’y invitaient. Redevable, je ne pouvais guère me désister.
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Réflexion faite, la région m’envoûta malgré la tutelle parentale et les horaires imposés. Je résiste malaisément à des collines odoriférantes qui seraient presque des montagnes ; à des fontaines dans des après-midis caniculaires ; à des chemins boisés ; à des siestes sous la fraîcheur d’une grange ou d’un lavoir. J’avais placé dans ma valise un recueil de chroniques de lui déniché chez un bouquiniste. Leurs sujets m’importaient peu mais non le rythme des phrases, l’emploi des adjectifs, ce mélange aventureux de tournures du Grand Siècle et d’oralité gouailleuse qui n’amoindrissait pas ma stupéfaction (il avait, durant sa jeunesse, beaucoup fréquenté les stades, les gymnases, les salles de boxe, les piscines et, comme Cavafy à Alexandrie dans les bordels et les bureaux de tabac, il y expérimentait ses trouvailles). Je croisai un garçon de mon âge sur une route crépusculaire. Une ferme des environs l’employait. Nous nous accordions. Un orage éclata. Nos shorts et nos polos trempés, nous nous abritâmes à l’intérieur d’une église dont nous trafiquâmes le verrou. Nous nous revîmes lorsque que son oncle et sa tante, qui l’exploitaient, se furent couchés : mon enchantement s’aggrava.
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J’appris sa mort en achetant Le Monde au bistrot-tabac-épicerie du village où j’étais descendu à vélo. Une camionnette l’avait fauché à cent mètres de son immeuble. On rappelait qu’à vingt-cinq ans un halo de petite gloire l’enveloppait déjà et que Colette et Gide avaient loué ses premières publications. On soulignait l’aspect conventionnel de ses romans ou de sa conception des rapports sociaux. On se montrait encore plus sévère pour son théâtre dont on déplorait la rigidité et qu’on déclarait « injouable ». On s’étendait sur son attitude trouble sous l’Occupation, sur ses articles pour Comoedia ou sur sa fréquentation d’intellectuels allemands. On précisait cependant que, lors de l’Epuration, aucune charge n’avait été retenue contre lui et qu’à l’inverse de Jouhandeau, Drieu ou Brasillach, il n’avait pas participé au pèlerinage adulatoire à Berlin. Non sans perfidie, on ne manquait pas de suggérer que ses penchants véritables, lors de ses séjours en Afrique du nord avant la décolonisation, dans l’Italie fasciste puis dans l’Espagne franquiste, n’avaient sans doute pas été ceux que ses livres proclamaient – tout en reconnaissant là encore qu’aucun scandale n’avait éclaté. La dernière fois que je l’avais aperçu, c’était la veille de mon train pour Nîmes et Alès. Comme je quittais Paris pour un mois, j’étais venu déjeuner. J’avais commandé un steak-frites, une salade et un Coca. Malgré le soleil de juillet, il s’était assis dans la salle et non en terrasse et portait des lunettes noires – ce qui m’arrangeait, cette salle étant presque vide à cause de la chaleur. Il mangeait de façon mécanique en tachant sans vergogne sa serviette et son costume sombre inadapté à la température et en lisant ou plutôt feignant de lire un journal plié en quatre à sa droite. Du vin, de la sauce furent renversés sur la nappe. Plus encore que les semaines précédentes, il semblait se contreficher de l’image qu’il donnait de lui à la patronne derrière son comptoir ou aux clients allant aux toilettes. Les serveurs, par intermittence, le dévisageaient avec un mélange de rogne et de lassitude. Une télé, au-dessus de moi, diffusait des nouvelles minuscules. Je ne le suivis pas jusqu’à chez lui. Mon regard et le sien ne se rencontrèrent pas. Je demandai l’addition. Je l’entendis roter en dépliant son journal. Je le vis, d’une main incertaine, chercher la corbeille à pain et la carafe sur la table. Non, il n’était pas ridicule. Ni humilié. Dans ce que d’autres auraient nommé sa déchéance, je découvrais une sorte de grandeur espiègle ou d’ironie brutale assez bien accordées avec ce que j’appelais son style. En terminant la nécro du Monde sur la placette d’un village près de Florac, et en réenfourchant mon vélo pour rejoindre la ferme de mon camarade, je m’imaginai que, peut-être, il nous avait remarqués, ses livres et moi, et que son indifférence appuyée à ce que la vieillesse, l’insuccès final et la solitude avaient fait de lui, c’était à moi et à moi seul, en réalité, dans la salle de ce café-brasserie, qu’elle était exprimée.
Patrick Abraham
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