Trois heures avant l’aube, Gilles Vincent
Trois heures avant l’aube, février 2014, 224 pages, 18,50 €
Ecrivain(s): Gilles Vincent Edition: Jigal
Trouver un sens à sa vie, c’est ce que croit Kamel, jeune français, en partant au Pakistan suivre l’entraînement au combat des djihadistes, puis en faisant la guerre sainte une fois revenu à Marseille, ce dont rêve Sabrina, dans sa cité du nord de la France, obsédée par les meurtriers pédophiles qui peuvent bénéficier d’une remise de peine et sortir de prison, ce qu’espère Grégor, ouvrier modèle et pourtant licencié, décidé à ne pas assister à la fermeture de son usine bretonne, sans tenter un coup d’éclat. Trois êtres aux destinées tragiques, qui vont développer, chacun à sa manière, une stratégie pour faire justice ou du moins ce qu’ils pensent s’en approcher le plus. D’où des attentats, des meurtres et un enlèvement. Trois enquêtes qui vont lancer à leur poursuite des flics de Marseille à Valenciennes en passant par le Morbihan. Des trajectoires différentes, a priori sans aucun rapport entre elles, mais qui inexorablement se croiseront au point équidistant du triangle de leurs dérives respectives, comme une fatalité morbide.
Le roman de Gilles Vincent ne se contente pas d’exploiter les faits divers, mais il dissèque avec précision tous les dommages collatéraux chez des hommes et des femmes fragiles engendrés par une société française qui peine à intégrer ses jeunes issus de l’émigration, à affermir le rôle de sa justice et lui donner du sens, à sauvegarder ses emplois et finalement à respecter les individus de plus en plus variés qui la composent.
L’auteur, sans négliger à aucun moment le suspense, donne de l’épaisseur et de la crédibilité à tous ses personnages. Il s’attarde sur les lieux, les voisins, les amis, les motivations des uns et des autres, leurs forces et leurs faiblesses. On devine derrière chaque paragraphe une infinie tendresse de l’écrivain pour des gens de la « France d’en bas », mais aussi pour des policiers qui ont parfois du vague à l’âme. Une tendresse qui n’excuse pas tout, mais qui force le lecteur à la réflexion et entrouvre les portes de la tolérance et de la compréhension, enfin… jusqu’à un certain point.
Construit comme un scénario de film noir qui déboucherait sur une tragédie classique, avec unité de temps et de lieu, l’intrigue de ce roman est totalement aboutie, car guidée par une logique implacable qui rend la fin du récit, sous nos yeux d’abord dubitatifs, finalement d’une évidence parfaite. Abouti également dans l’écriture où l’on retrouve le rythme si particulier à l’auteur de ses phrases ciselées, descriptives, qui tissent des portraits pointillistes de ses protagonistes :
« Sabrina a éteint le poste. Elle s’est mise à respirer lentement, comme s’il fallait économiser l’oxygène. Elle a garé sa voiture, a traversé le parking jusqu’à l’entrée du bloc J, s’est enfermée dans l’ascenseur puis a verrouillé la porte de l’appartement à double tour. Elle a fait couler une cafetière pleine et s’est assise dans la cuisine, près de la fenêtre. Elle a regardé le ciel, la circonvolution des nuages, observé les immeubles en face, tenté d’imaginer la vie des autres, à se satisfaire du minuscule de leur existence, la leur, la sienne. Des heures à s’efforcer de ne pas penser, à rejeter tout cela en arrière, des heures à endiguer le retour du sombre et du chagrin, l’image floue des trous dans un jardin, des petits vêtements souillés par la terre, par l’oubli… ».
Si la ligne éditoriale des éditions Jigal est telle que décrite sur le site : « Polar, roman noir ou littérature urbaine, le texte sera ici un prétexte qui, social, politique, engagé et critique envers l’histoire, petite ou grande, offre la liberté de ton et d’investigation propre à peindre au plus cru la vie, l’amour, la haine et les travers des hommes », il est clair que le dernier livre de Gilles Vincent, Trois heures avant l’aube, s’inscrit à la perfection dans cette perspective.
Passé maître en l’art de mêler intelligemment les codes les plus classiques du polar et les faits d’actualité les plus brûlants, Gilles Vincent, construit, livre après livre, une œuvre où la dimension humaine dans toute sa complexité nous renvoie à nos propres questionnements. Et il le fait avec grand talent.
Catherine Dutigny/Elsa
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