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Trilogie d’une nuit d’hiver, Katherine Arden (par Didier Smal)

Ecrit par Didier Smal 28.01.25 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Folio (Gallimard), Roman, Science-fiction, USA

Trilogie d’une nuit d’hiver : L’Ours et le rossignol (9,40 €), La Fille dans la tour (9,40 €), L’Hiver de la sorcière (9,90 €), Katherine Arden, Folio, mai 2024, trad. anglais (USA) Jacques Collin

Edition: Folio (Gallimard)

Trilogie d’une nuit d’hiver, Katherine Arden (par Didier Smal)

 

L’Ours et le rossignol (9,40 €), La Fille dans la tour (9,40 €), L’Hiver de la sorcière (9,90 €), Katherine Arden, Folio, mai 2024, trad. anglais (USA) Jacques Collin

La Russie du XIVe siècle, sous les règnes successifs d’Ivan II et Dimitri Ier Donskoï : un double moment-clé dans l’histoire de ce pays destiné à devenir un empire. D’une part, la religion chrétienne prend peu à peu le pas sur le paganisme ; d’autre part, Dimitri, grand prince de Moscou et de Vladimir, prend son indépendance par rapport à la Horde d’or des Tatars, et remporte une victoire décisive lors de la bataille de Koulikovo. C’est ce cadre historique qu’a choisi Katherine Arden pour raconter sa Trilogie d’une nuit d’hiver, trois romans à lire d’une seule traite pour qui aime la fantasy.

Pour qui aime la fantasy ? Hum, oui, et non. Car en fait de fantasy telle qu’on l’entend habituellement, il est peu question dans cette trilogie : aucun sorcier, aucun dragon, aucun orque, rien de bien croustillant, sanglant et conventionnel à se mettre sous la dent – par contre, Arden a battu le rappel de toute la mythologie russe, de tout le fonds des légendes et contes nés sur les bords de la Volga et au fond des froides et noires forêts. Le lecteur quelque peu familier de ce fonds retrouvera donc ici L’Oiseau de feu (oui, celui mis en musique par Stravinsky), Baba Yaya, ou encore tout un petit peuple composé de domovoï et autres bannik (respectivement l’esprit de la maison et celui des bains).

Donc, plutôt que d’une trilogie de fantasy, il serait plus exact d’évoquer une trilogie mêlant à l’Histoire les histoires racontées au coin du feu en Russie, donnant chair et vie à des créatures dont la plus grande crainte est de disparaître avec l’avènement de cette étrange religion à un dieu unique mais aux multiples saints. C’est à Vassia, l’héroïne de cette trilogie, qu’incombera de réunifier le monde des humains et celui des créatures magiques, elle qui, depuis sa petite enfance, voit les secondes et vit en relative bonne intelligence avec elles, fidèle en cela aux histoires que la vieille Dounia racontait durant son enfance, à la veillée lors des longues soirées de l’hiver russe.

Le premier tome, L’Ours et le rossignol, raconte le parcours initiatique de Vassia, fille d’un riche boyard, orpheline de mère mais enfant des contes. Dans une ambiance froide et sombre, elle va à la rencontre de l’Ours, qui est du côté de la mort, et, surtout, de son frère Morozko, le démon du Gel. Mais l’ordre des choses est perturbé, les morts reviennent à la vie, et Vassia doit grandir subitement, devenant la protectrice des siens et étant confrontée à la perte (Dounia), à une belle-mère jeune et affligée du même don qu’elle (elle voit aussi les esprits, mais chrétienne avant tout, les identifie à des démons) ou encore à un prêtre en exil à la chevelure aussi sublime que son talent pour les icônes ou pour les sermons enflammés. À certains égards, malgré quelques incartades du côté de la vie russe dans son ensemble (le frère de Vassia, Sacha, est moine-soldat), ce premier tome peut se lire de façon autonome comme un roman sur une jeune fille russe confrontée à la dureté de la vie entre autres parce qu’elle intervient de façon incidente dans la vieille guerre entre l’Ours et Morozko. Ceci n’empêche en rien que la magie s’exprime aussi par le magnifique, y compris dans les sentiments éprouvés et ressentis : c’est une étrange et belle histoire d’amour qui débute ici – mais n’en disons pas plus.

Il n’en va pas du tout de même pour les deux tomes suivants : outre qu’ils forment une suite avérée (impossible de comprendre et apprécier La Fille dans la tour sans avoir lu L’Ours et le Rossignol, et il en va de même pour L’Hiver de la sorcière, vraiment tributaire des deux tomes qui le précèdent), et bien que Vassia reste une jeune fille aux grands et généreux sentiments, tant parce qu’elle est confrontée à des situations très dures (un choix entre sa sœur et un bébé à naître, mais aussi une immolation et diverses pertes apparentes) que parce que l’Histoire prend ici une part plus prégnante, ces deux romans ressortissent bien moins à de la « littérature jeunesse ». Expliquons : tant le premier tome pourrait aisément être lu par un jeune adolescent ayant apprécié Le Hobbit ou les premiers tomes de Harry Potter, tant les deux seconds, par les enjeux politiques qui les sous-tendent, seraient plutôt à recommander à un adolescent un peu plus âgé. Mais quoi qu’il en soit, afin d’éviter toute méprise, cette Trilogie d’une nuit d’hiver peut être goûtée à tout âge, pour autant que l’esprit soit ouvert à toute la magie qu’elle contient, que l’on soit réceptif à la beauté des contes nés de l’imaginaire populaire russe. Pour autant, par exemple, que l’on soit prêt à admettre que des esprits élémentaires ont pris une part certaine à la victoire de Koulikovo – comme disent les Transalpins, se non è vero, è bene trovato.

Plus sombres et dramatiques que L’Ours et le rossignol, les deux romans suivants évoquent des crimes commis par des Tatars, les atermoiements politiques et militaires de certains féaux de Dimitri, dans une atmosphère plus nocturne et froide : elle était déjà en place dans le premier tome, mais elle s’intensifie. Elle est contrebalancée par une intensification bienvenue de la magie, L’Oiseau de feu provoquant l’incendie de Moscou tandis qu’un cheval aimé revient à la vie et que les esprits élémentaires de la forêt prennent parti donc dans la guerre en cours. Cela mène à un troisième tome, L’Hiver de la sorcière, à la qualité littéraire accrue par rapport à ses deux prédécesseurs : normal, plus rien n’est à mettre en place qui nécessiterait un rythme narratif plus lent, comme par exemple au début de La Fille dans la tour, et le récit peut couler façon torrent jusqu’à son bel aboutissement.

En résumé, disons que cette Trilogie d’une nuit d’hiver enchantera qui aime à être… enchanté, émerveillé par une histoire qui conjugue l’Histoire et les contes de la Russie médiévale, les faits et la magie, la puissance de celle-ci sur ceux-là, en suivant l’évolution d’une jeune fille qui devient jeune femme, Vassia, vers une élévation à la fois spirituelle et amoureuse. Fantasy ? Pas sûr. Fantastique, oui.

 

Didier Smal

 

Katherine Arden (1987) est une romancière américaine principalement connue pour la Trilogie d’une nuit d’hiver, sa première œuvre. Elle a étudié en France, en Russie et aux Etats-Unis.



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A propos du rédacteur

Didier Smal

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Didier Smal, né le même jour que Billie Holiday, cinquante-huit ans plus tard. Professeur de français par mégarde, transmetteur de jouissances littéraires, et existentielles, par choix. Journaliste musical dans une autre vie, papa de trois enfants, persuadé que Le Rendez-vous des héros n'est pas une fiction, parce qu'autrement la littérature, le mot, le verbe n'aurait aucun sens. Un dernier détail : porte tatoués sur l'avant-bras droit les deux premiers mots de L'Iiade.