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Traversières, dialogue avec Leïla Sebbar, Dominique Le Boucher

Ecrit par Pierrette Epsztein 03.06.16 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Essais

Traversières, dialogue avec Leïla Sebbar, Dominique Le Boucher, éditions Marsa, janvier 2015, 258 pages, 15 €

Traversières, dialogue avec Leïla Sebbar, Dominique Le Boucher

 

Traversières, livre paru en 2015 aux éditions Marsa, est un dialogue de Dominique Le Boucher avec Leïla Sebbar. Au milieu du volume, on trouve cette affirmation forte faite par Dominique Le Boucher s’appuyant sur le roman de Leïla Sebbar, Marguerite (Folies d’encre, Eden, 2002) : « Il faut toujours quelqu’un pour raconter sinon rien n’existerait. L’histoire existe quand elle passe de l’un à l’autre dans un souffle de mots ». C’est ce que cherche à atteindre l’échange entre ces deux écrivains dans cet ouvrage.

Ces deux femmes ont certes des points communs mais n’ont pas la même trajectoire. C’est ce qui fait toute la richesse de ce face à face. La première est née en France, dans une cité de la banlieue parisienne, elle est de quinze ans la cadette de la seconde qui est née et a vécu toute son enfance en Algérie. La première vient d’un milieu ouvrier, l’autre d’un milieu lettré. Ce qui les relie et qui a fondé l’amitié de ces deux femmes, l’une d’origine africaine, l’autre d’origine métissée, ce sont leurs interrogations et leurs explorations de terrains d’investigation proches, malgré l’écart d’une génération qui aurait pu les séparer. Ce qui prouve que leur propos sont toujours d’actualité.

Leurs routes se sont croisées en 1997, à partir de la publication du livre collectif sous la direction de Leïla Sebbar, Une enfance algérienne, pendant que Dominique Le Boucher publiait son premier récit,Par la queue des diables. C’est donc l’écriture qui les relie dans une « quête commune d’une langue où résonne celle des griots d’Afrique, des conteuses kabyles et algériennes des Hauts-Plateaux et des générations d’immigrés qui se sont succédés dans la périphérie. C’est une langue traversière ».

C’est à partir de l’écoute « de la parole de l’autre venu d’ailleurs » que s’établit tout l’échange pour révéler des pistes qui permettent de retrouver l’origine de leur écriture.

Elles abordent des thèmes qui sont d’une criante actualité. Elles fouillent les mêmes sols : « L’Orient et l’Afrique ce sont nos deux mondes fondateurs et nous les partageons » affirme Dominique Le Boucher. Mais dans cet entretien, les deux écrivains n’ont pas la même place. Dominique Le Boucher s’appuie sur les textes de Leïla Sebbar, dont nous sentons qu’elle a procédé à un examen approfondi, pour penser de sa place et éclairer celle-ci sur les ressorts cachés de sa création littéraire. « Voilà ce que je te propose pour conduire ce dialogue entre nous : un échange de paroles traversières et rebelles » annonce Dominique le Boucher à Leïla Sebbar. Que dire et comment le dire demeure, pour toutes les deux, la préoccupation essentielle.

D’abord, n’oublions pas de mentionner l’estime due aux grands prédécesseurs parmi lesquels nous retrouvons ceux que l’exotisme de l’Afrique, l’Orient, le désert ont fascinés. Leïla Sebbar cite ceux qui l’intéressent. Parmi eux, on trouve Eugène Fromentin, Pierre Loti, Isabelle Eberhardt, Annemarie Schwarzenbach, Alexandra David Neel, qu’elle considère comme des idéalistes. Parmi les écrivains algériens elle cite ceux avec qui elle « se sent des affinités, dans leur rapport problématique à la langue arabe aux algériens colonisés, dans leur relation forte à la terre, à la nature comme puissance, si peu présente chez les écrivains algériens de langue française ». Vient en premier « Camus, pacifiste, solidaire, altruiste, qui aurait préféré le métissage au nationalisme ». Puis, nous retrouvons Jean Sénac, Jean Pélégri. Pourtant, elle affirme que « la filiation avec eux est indirecte parce qu’elle n’a pas pensé à eux lorsqu’elle écrivait ». Elle reconnaît cependant : « Les livres ont été pour moi à la fois ma citadelle et ma liberté ». Et « les écrire m’a donné une grande liberté ».

Pour inciter chacun de nous à la lecture salutaire de Traversières, dévoilons certains terrains défrichés par Leïla Sebbar au fil de ses livres, mis en lumière par Dominique Le Boucher et prolongés par elle dans son propre travail d’élaboration. Nous retrouvons « la liberté transgressive », le refus du « destin social tout tracé », la lutte pour l’éducation des filles, la curiosité insatiable vis-à-vis de « la partie obscure des choses et des êtres » en position clandestine, l’insoumission, le Féminin, l’esclavage et ses conséquences, le fait colonial, la guerre, l’exil, les exils de la périphérie, bidonvilles, ghettos, l’errance, la violence, la reconnaissance de l’altérité, l’intime, le social, le rôle majeur des strates d’histoire familiale et culturelle, l’héritage et sa transmission possible ou non, la double culture et ce que cela comporte de difficultés et de richesse à la fois, le silence et la parole. Leïla nous informe : « J’écris une littérature étrangère dans la littérature française et dans la langue française de ma mère ». Cette double culture, cette écriture singulière a mis longtemps à être reconnue.

Ce livre est un hommage rendu à l’œuvre de Leïla Sebbar, mais c’est tout aussi bien un hommage à la littérature, un hommage aux femmes et aux hommes de l’ailleurs, une aspiration à l’altérité et au vivre ensemble. C’est un hymne à la vie.

Ce livre est un très bel objet, ce qui ne peut qu’ajouter au plaisir de la découverte. Il mêle écriture manuscrite, photos couleur et tapuscrit.

Ce livre parcourt une œuvre très diverse et riche qui court sur plus de cinquante ans d’écriture. Du roman à la nouvelle, du récit autobiographique aux carnets de voyage, des albums photographiques commentés aux essais, des recueils personnels à la direction d’ouvrages collectifs en passant par le livre de jeunesse et le théâtre.

Au fil des pages, le lecteur se rend compte que c’est grâce à l’autre que s’ouvre la  possibilité de réfléchir. C’est dans l’échange et la confrontation que le débat s’approfondit et s’élargit. Ce sont les questions de l’une qui éclairent davantage l’œuvre de l’autre.

Mais cette relation ne se restreint pas à un circuit fermé. Toutes les questions que ce dialogue pose se faufilent dans l’esprit du lecteur et entament chacun de ses a priori, de ses opinions pernicieuses, ses préjugés.

À l’heure actuelle, trop d’idées préconçues sont en train, par certains discours crispés, de contaminer une partie importante de la société de notre pays. Il est donc urgent de repenser ensemble les conditions du « vivre ensemble ». Cela ne peut se modifier que par une connaissance élargie de « l’étrange-étranger ». Ce livre contribue à cette conscience. Sans que l’auteur ne se laisse bercer par de vaines utopies, elle affirme : « Bien sûr, c’est à travers moi, les enfants de l’exil, de tous les exils, de tous les métissages que je nomme, à qui je m’adresse, dans l’illusion de la transmission par la littérature ».

La littérature, qui montre et n’assène pas de vérité, est un détour salutaire pour que le lecteur puisse approcher l’autre sans peur. Et quand nous nommons « l’autre », il s’agit tout aussi bien des populations ancrées dans un terroir que des enfants et petits-enfants de l’exil et de la colonisation. Sans cette approche conjointe rien ne pourra évoluer. La fonction de l’œuvre de Leïla Sebbar et de tous ceux qui l’ont précédée et suivie sur ce chemin de la perception de milieux inconnus est donc éminemment politique et étique.

 

Pierrette Epsztein

 

Leïla Sebbar est une romancière et nouvelliste née le 19 novembre 1941 à Aflou (Hauts-Plateaux), enAlgérie. Elle est la fille d’un père algérien, lettré en arabe et en français, et d’une mère « française de France », tous deux instituteurs de l’instruction publique laïque. Elle vit en France depuis l’âge de dix-huit ans. Étudiante en lettres modernes à Aix-en-Provence puis à la Sorbonne, elle a été professeur de Lettres à Paris. Elle est l’auteur d’essais, de carnets de voyage, de récits, de critiques littéraires, de recueils de textes inédits, de nouvelles et de romans. Elle a collaboré à France Culture pendant une quinzaine d’années. Elle est aujourd’hui l’un des spécialistes incontournables de l’immigration maghrébine, de l’intégration, de l’histoire coloniale algérienne et de son incidence sur les comportements actuels, côté français comme algérien.

Bibliographie sélective :

EssaisOn tue les petites filles, Stock, 1978 ; Lettres parisiennes, Autopsie de l’exil, avec Nancy Huston, éd. Barrault 1986, éd. J’ai lu 1999 ; L’Arabe comme un chant secretBleu autour, 2007, 2010 ;Dialogue avec Leïla Sebbar, traversières de Dominique Le Boucher, Photographies de Jacques Du Mont, éditions Marsa, 2015.

Nouvelles, recueilsLa Jeune Fille au balcon, Le Seuil 1996, coll. Points Virgule, Seuil 2001, Points Seuil 2006 ; Le Baiser, Coll. Cours Toujours, Hachette 1997 ; Soldats, Le Seuil 1999, coll. Points virgule, Seuil 2004 ; L’Habit vert, Thierry Magnier 2006 ; Le Peintre et son modèle, Al Manar-Alain Gorius, 2007 ; Les yeux verts, nouvelle, p.171-173, Apulée, Revue de littérature et de réflexion sous la direction de Hubert Haddad, 1. Galaxies identitaires (Zulma, 2016).

Romans : Shérazade, 17 ans, brune, frisée, les yeux verts, Stock, 1982, Bleu autour, 2010 ; Les Carnets de Shérazade, Stock, 1985 ; Le Fou de Shérazade, Stock, 1991 ; Le silence des rives, Stock, 1993 (Prix Kateb Yacine) ; Marguerite, Folies d’encre, Eden, 2002 ; La Seine était rouge. Paris, octobre 1961, Thierry Magnier, 1999, 2003, Babel Actes Sud 2009 ; Je ne parle pas la langue de mon père, Julliard 2003 ; Les Femmes au bain, Bleu autour, 2006, 2009.

Carnets de voyages (textes et images) ; Mes Algéries en France, Carnet de voyages, préface deMichelle Perrot, Bleu autour, 2004 ; Voyage en Algéries autour de ma chambre, Bleu autour, 2008 ; Le Pays de ma mère, voyage en Frances, Bleu autour, 2013.

Collectifs sous la direction de Leïla SebbarUne enfance d’ailleurs, 17 écrivains racontent, avec Nancy Huston, Belfond 1993, J’ai lu 2002 ; Une enfance algérienne, Coll. Haute Enfance, Gallimard 1997, Folio 1999 ; Une enfance outremer, Points Virgule, Seuil, 2001 ; Ma mère, éditions Chèvre Feuille Etoilée, 2008 ; L’enfance des Français d’Algérie, récits inédits d’écrivains, dessins de Sébastien Pignon, éd. Bleu autour, 2015.

Albums de photographiesDes femmes dans la maison, anatomie de la vie domestique, avec Dominique Doan, Luce Pénot, Dominique Pujebet, Nathan, 1981 ; Val Nord, fragments de banlieue, avec Gilles Larvor, nouvelles Leïla Sebbar, Au nom de la mémoire, 1998 ; Algériens, frères de sang,Jean Sénac, Lieux de mémoire, avec Yves Jeanmougin, Métamorphoses, Marseille, 2005 ; Il dort, Vivre par terre, avec Philippe Castetbon, ed. Tirésias, 2002.

JeunesseIsmaël, roman, Je Bouquine, illustrations de Tito, Bayard Presse, 1986 ; J’étais enfant en Algérie, Alger. Juin 1962, éditions du Sorbier, Paris, 1997.

Études : Plusieurs thèses et essais ont été consacrés à son œuvre (USA, Angleterre, Allemagne, Maghreb, France, etc.).

Théâtre Les yeux de ma mère, France-Culture, avril 1994. Réalisateur Claude Guerre, comédienne Claire Lasne (Prix Italia pour l’interprétation).

Dominique Le Boucher est née à Aubervilliers dans la banlieue parisienne en 1956. Elle est écrivain et éditrice de la revue Les Cahiers des Diables bleus, elle est aussi rédactrice d’un blog (www.lesdiablesbleus.com).

Bibliographie :

Romans Blues bunker, Éd. Chèvre Feuille Etoilée, 2003 ; La hurle blanche, Ed. Chèvre Feuille Etoilée, 2001.

NouvellesCafé-crème, Édition Les Diables bleus, 2006.

Récit-conte : Où vont les feux follets de la rue ? Édition les Diables bleus, 2007 ; Sinbad le taggeur d’oiseaux, Édition Les Cahiers des diables bleus, 2006 ; Squatt d’encre rouge Édition Chèvre Feuille Etoilée, 2004 ; Par la queue des diables, L’Harmattan, 1997.

 

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A propos du rédacteur

Pierrette Epsztein

 

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Rédactrice

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Domaines de prédilection : Littérature française et francophone

Genres : Littérature du "je" (autofiction, autobiographie, journaux intimes...), romans contemporains, critique littéraire, essais

Maisons d'édition : Gallimard, Stock, Flammarion, Grasset

 

Pierrette Epsztein vit à Paris. Elle est professeur de Lettres et d'Arts Plastiques. Elle a crée l'association Tisserands des Mots qui animait des ateliers d'écriture. Maintenant, elle accompagne des personnes dans leur projet d'écriture. Elle poursuit son chemin d'écriture depuis 1985.  Elle a publié trois recueils de nouvelles et un roman L'homme sans larmes (tous ouvrages  épuisés à ce jour). Elle écrit en ce moment un récit professionnel sur son expérience de professeur en banlieue.