Tragédies, Sénèque (par Marie du Crest)
Tragédies, Sénèque, Les Belles Lettres, Classiques en poche, 2017, édité par François-Régis Chaumartin, édition bilingue, trad. Olivier Sers, 640 pages, 19 €
Ecrivain(s): SénèqueThyeste ou le monstrueux théâtre
Les anciens élèves latinistes ont tous travaillé un jour ou l’autre sur Sénèque et ce sont surtout les Lettres à Lucilius qui ont retenu l’attention de leurs professeurs. L’enseignement du latin avait sans doute quelque chose à voir avec l’éducation morale de la jeunesse, au sens noble du terme. Les tragédies (dangereuses peut-être) n’étaient que très rarement abordées dans les exercices de version. Le théâtre tragique latin n’avait pas le prestige, la primauté historique de la dramaturgie grecque. On pourrait sans trop se tromper faire le même constat en matière de mises en scène : Eschyle, Sophocle, Euripide sont les génies, les initiateurs de la grandeur tragique célébrés partout dans le monde sur les plateaux tandis que leurs successeurs latins, pâles imitateurs de leurs œuvres n’ont droit de cité que bien rarement même si les comiques Plaute ou Térence ne sont pas totalement tombés dans l’oubli.
Quant à Sénèque, il est d’abord philosophe aux yeux de la postérité. Jorge Lavelli monte, en 1967, Médée, mais il fait figure d’exception. Pourtant le texte tragique de l’auteur latin mérite relecture et redécouverte scénique. Ce n’est pas un hasard si pour la première fois, en 2017, Louise Vignaud monte pour La Comédie Française Phèdre, si Thomas Jolly s’attaque à Thyeste après ses spectacles shakespeariens, en Avignon, l’année suivante.
La pièce « source » d’Eschyle a disparu et il ne nous reste donc que « la version » de Sénèque comme si cette tragédie pouvait s’émanciper de l’emprise tutélaire du poète hellène. Sénèque avance selon son propre langage, celui de « la vibration spasmodique des mots » comme l’écrit Antonin Artaud qui voit dans cette œuvre la puissance de la cruauté à l’œuvre et qui s’en souviendra pour les Cenci, établissant alors un dispositif théâtral total.
La pièce de Sénèque s’ouvre, à l’acte 1, sur l’apparition de l’ombre de Tantale comme apparaissait dans Agamemnon du même Sénèque l’ombre justement de Thyeste. Le théâtre tragique serait-il en somme le combat des ténèbres et de la lumière : dans Thyeste, la disparition de l’astre solaire redouble l’abomination de l’auto-dévoration familiale ; le cannibalisme du père ; l’infanticide commis par l’oncle ? Thomas Jolly ne s’y est pas trompé, jouant subtilement des éclairages, des obscurités tout au long de sa mise en scène. Le destin tragique est pure sidération ; le premier mot du texte est l’interrogatif « QUIS », le qui sur lequel repose toute la parole poétique à venir. Comment comprendre au sens fort du mot l’acte tragique le plus terrible, annoncé, réitéré après le crime de Tantale, sacrifiant son fils Pélops ? Sénèque choisit donc une matière tragique portée à ses limites qui touche à l’inhumain.
Tantale, à l’acte 2, aux vers 267 et 268, s’adressant à un courtisan, revendique le côté inimaginable, sans pareil, de ce qu’il veut faire contre son frère, Thyeste, pour se venger de lui, qui a séduit son épouse Aéropé et qui lui a ravi le symbole de son pouvoir, la Toison d’or :
Nescio quid animus maius et solito amplius
supraque fines moris humani tumet
Quelque chose qui dépasse un geste humain. Le rituel (romain) de la mise à mort des enfants de Thyeste, Tantale le jeune, Plisthène et leur autre frère n’est pas seulement l’épisode central de la pièce mais il est dans son évocation démultipliée la monstruosité mise à l’œuvre, circulant d’une voix à l’autre. Le monstre se cesse de se montrer. Ainsi à l’acte 1, la furie Mégère évoque, en forme de présage, l’horreur à venir (v. 58 à 63). Dans l’acte suivant, c’est Atrée qui annonce son projet de cannibalisme (v. 277-278). L’acte monstrueux est d’abord récit, description rituelle de la mise à mort des enfants puis de leur préparation culinaire comme le signifie le messager, à l’acte 4. C’est dans la scène souvent appelée cena Thyestae, le repas de Thyeste, que le théâtre atteint le point culminant du crime royal absolu : le spectateur voit Thyeste boire le sang de ses fils, découvrir leurs têtes et leurs mains séparées du corps. Le spectacle est accompli en cérémonie sanglante, dionysiaque du vin devenu sang.
Mais Sénèque est aussi philosophe. Il y a en contrepoint de l’orgie tragique, un appel à la sagesse bon roi, de l’homme de bien. Vainement cependant.
Le vrai sage est le seul vrai roi (mens regnum bona possidet) dit le chœur.
Thyeste hésite au moment de son retour, auprès de son frère, pensant que sa vie humble d’exilé vaut sans doute mieux que celle passée dans l’opulence du palais, qu’elle est synonyme de repos. Mais le destin poursuit la lignée de Tantale, le monde est déjà en ruines comme le montre la mise en scène de Thomas Jolly avec un décor de palais, à la manière d’une statue colossale brisée, renversée : celle d’un visage à la bouche hurlante dans le silence et d’une gigantesque main ouverte qui menace les personnages, tous impuissants. Les hommes et le soleil lui-même périssent ensemble et le tragique ne peut que recommencer, malédiction sans fin :
Thyeste – les dieux vengeurs viendront
C’est à eux que mes vœux livrent ton châtiment.
Atrée – Toi, pour ton châtiment, je te livre à tes fils.
Marie Du Crest
Sénèque est né vers 4 avant J.-C. en Espagne et meurt en 65 après J.-C. L’historien Tacite dans les Annales retrace son parcours de courtisan, conseiller des puissants, à l’immense fortune, rattrapé par sa compromission dans la conjuration de Pison et condamné à s’ouvrir les veines par Néron. Il est l’un des plus grands auteurs de la latinité, à la fois philosophe et auteur de tragédies.
Florence Dupont a traduit et préfacé le théâtre complet de Sénèque à l’Imprimerie Nationale en 2 tomes, 1991 et 1992
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