Toutes les vies de Kazimira, Svenja Leiber (par Stéphane Bret)
Toutes les vies de Kazimira, Svenja Leiber, éd. Belfond, traduit de l’allemand par Matthieu Dumont mai 2024, 318 pages, 22,50 €
Edition: Belfond
La littérature allemande a intégré depuis longtemps les grands romans familiaux, types d’œuvres qui ont permis l’évocation en perspective de l’histoire de ce pays. Il en va de même pour Toutes les vies de Kazimira, de Svenja Leiber, qui évoque l’histoire de la Prusse-Orientale d’une part, et de l’ambre d’autre part. Kazimira est une femme aux origines mêlées. La région de la Prusse-Orientale a vu en effet des Polonais, des Russes, des Lituaniens, des Biélorusses, descendants directs des Prussiens, s’établir dans cette région marécageuse et boisée, pour y défricher la terre et la rendre cultivable. Ce qui va marquer la vie de Kazimira, c’est la production de l’ambre, produit typique des pays de la mer Baltique qui va orienter durablement la vie économique de la région. Kazimira a épousé Moritz Hirschberg. Qui est-il ? « Même sur l’étroite piste de sable qui s’étire depuis le continent telle une côte arrachée à travers les eaux de la mer Baltique, un mélange a lieu. Artisans polonais, pêcheurs curoniens, commerçants lituaniens, russes et juifs, Moritz Hirschberg est l’un d’eux ».
Si l’on précise que ce couple s’installe à Königsberg, ville natale d’un certain Emmanuel Kant, et localité, nous dit l’autrice, qui fait figure d’exception dans cet Est trop marqué par des forces conservatrices réactionnaires : « Il n’y a qu’à Königsberg – avec son université, ses sociétés savantes, son école des beaux-arts, ses théâtres et ses musées – qu’on décèle une trace d’esprit, à travers une foule de têtes tout à fait passables et très diverses, en particulier du côté des juifs ».
A travers l’histoire de cette usine de production d’ambre, créée par la famille Hirschberg, c’est toute l’histoire de la Prusse-Orientale qui défile, depuis la fondation de l’empire bismarckien allemand, au début des années 1870, à la chute du régime nazi en 1945, date de l’expulsion des populations allemandes des provinces orientales de l’Allemagne, la Prusse-Orientale, la Poméranie et la Silésie. Ainsi ? Moritz Hirschberg s’interroge-t-il sur l’apparition de thèses nationalistes et racistes développées par Treitschke, idéologue défendant ce courant de pensée. La famille Hirschberg est en proie au doute. Est-ce passager ? Est-ce le début d’une diffusion d’un sentiment antisémite durable et en passe de devenir majoritaire ? Zipora, tante de Moritz, laisse échapper une réponse involontairement prophétique : « les juifs sont notre malheur, voilà une phrase qu’on ne peut guère oublier ! Dans la bouche d’un historien reconnu ! Et personne pour le contredire ! ».
Toutes les vies de Kazimira aborde aussi, en sus des thèmes de l’identité, ceux de l’émancipation, de l’empreinte d’une réussite dans le fonctionnement d’une société : « Il faut croire en cette chose, le progrès, car il y a pire que cette incertitude, pire qu’aucun écho lugubre venu de sous la terre – il y a la régression, la déchéance elle-même ».
Le récit s’articule entre deux périodes, celle allant de 1870 à 1945, en Prusse-Orientale et celle des années 2000, décrivant la vie de Nadia, citoyenne russe, qui est aussi l’arrière-arrière-petite fille de Kazimira. L’autrice décrit à la fin du roman les événements tragiques ayant relié leurs vies respectives à la fin du deuxième conflit mondial.
Toutes les vies de Kazimira est un roman qui réussit une belle synthèse : il évoque l’histoire et son influence sur les destinées individuelles avec force conviction.
Stéphane Bret
Svenja Leiber a écrit un recueil de Nouvelles, pour lequel elle a reçu le Werner Bergengruen Prize. Toutes les vies de Kazimira est son premier roman traduit en français.
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