Toutes ces vies que je n’aurai jamais, Vincent Labay (par Yasmina Mahdi)
Toutes ces vies que je n’aurai jamais, Vincent Labay, éditions Conspiration, septembre 2021, 250 pages, 20 €
Dépersonnalisation. Déréalisation
C’est par la négative « je ne serai jamais » que Vincent Labay appréhende différentes trajectoires normées, normatives, ou quelquefois bizarres. V. Labay livre aux lectrices et lecteurs 62 vies rêvées, réalistes ou fantasmées. Entre l’errance artistique d’« un oiseau de nuit », l’instabilité et la paisible existence « d’homme au foyer », quelle est la meilleure solution ? Pour quel choix opter ? Ce à quoi l’auteur répond : « À quoi bon exister puisque c’est absurde ? ». Mieux vaut côtoyer la mort que « cet ennui généralisé ». Sans doute, en sous-texte, il y a tout ce que Labay a accompli, tenté d’accomplir, ou raté. Il effectue un vaste balayage de l’Histoire, avec des dates précises, des moments-clés, il bluffe sur sa vie privée, met au monde une quantité d’enfants, brode sur sa descendance, son curriculum vitae.
La rébellion cède le pas au désenchantement et à des constats pragmatiques : « J’ai eu trois chefs en 37 ans, le dernier est là depuis trois ans et c’est le plus pénible, un jeune qui me tape sur les nerfs ». L’écrivain parle de la dégradation générale des conditions de travail, de la pénibilité et de la solitude pesante des travailleurs, de l’abrutissement collectif. Les habitus sociaux, les clichés des goûts, des désirs, les truismes sur l’argent, les gains, les femmes – supersignes fréquents, acceptés et, par conséquent, plus faciles à identifier – sont ici dénoncés, ironisés, combattus. L’auteur déroule les modèles d’une « chaîne humaine », qu’il manipule, organisant même des funérailles. L’énumération des personnages semble sortir d’un répertoire de Valère Novarina, créant un ensemble de saynètes loufoques ou émouvantes.
Vincent Labay dissèque les attendus sociaux, les considérations prévisionnelles, met en pièces les idéaux et les destins, les soumet au hasard et à la nécessité – il diagnostique en quelque sorte, en médecin légiste, le corpus social. Ce livre en puzzle est aussi un exercice à la Queneau, écrit dans un esprit libertaire. De surcroît, l’on y retrouve une référence à Topor, une vision surréelle un peu inquiétante ; notons, par ailleurs, le travail de ponctuation. Reniement, courage, persévérance, enthousiasme et regrets côtoient des situations de genre. Ainsi, 62 individus anonymes, principalement des hommes, tentent de justifier leurs tribulations.
L’auteur finit par dresser en creux un portrait de lui-même, à travers un processus de dépersonnalisation et de déréalisation, une dissociation de soi mais une expérience d’écriture regroupant à travers l’autre tous les échos du moi, avec cependant la conscience et l’impression d’être hors de soi. Et de Bayonne à Saint-Ouen, du Perche à Paris, de Nevers à Bordeaux, du Kirghizstan à Brive, l’auteur le confirme : « Le temps est un plateau bordé de montagnes et le décès un précipice dans lequel on tombe par mégarde ».
Yasmina Mahdi
Vincent Labay, né dans les années 70, a été entre autres surveillant en lycée agricole, cofondateur d’une compagnie de danse contemporaine, opérateur de saisie, analyste audiovisuel, notaire, avant de bifurquer à nouveau en 2020. Il a vécu successivement en Corrèze, dans l’Yonne, à La Rochelle, Tours, Lyon et Paris. Sous le nom de Labaye, il a publié un premier roman en 2016, Grands Ensembles, cofondé le projet musical Corps-mort, réalisé une série photographique, La place vacante en 2018.
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