Tout le ciel au-dessus de la terre, Angélica Liddell
Tout le ciel au-dessus de la terre (Le syndrome de Wendy), traduit de l’espagnol Christilla Vasserot, 2013, 80 pages, 13 €
Ecrivain(s): Angélica Liddell Edition: Les solitaires intempestifs
L’île des morts ou retour à Utoya
Angélica Liddell achève, avec Tout le ciel au-dessus de la terre (Le syndrome de Wendy), sa trilogie chinoise entamée en 2011 avec Maudit l’homme qui se confie en l’homme, poursuivie en 2013 avec Ping Pang Qiu dont nous avons parlé ici, dans une précédente recension, le 18 juin 2013.
Dans cette pièce, nous suivons les voyages métaphysiques et mélancoliques de Wendy, figure centrale du texte, née de l’imagination de l’anglais Barrie au début du siècle dernier. Wendy ou Angélina ? L’écriture est d’abord réécriture, emprunts, intertextualités, superpositions. La pièce est constituée de fragments presque autonomes, définis chacun par un titre. En ouverture, le leitmotiv d’une scène cruciale du film de Kazan, Splendor in the grass, titre faisant lui-même référence à un poème de Wordsworth, cité tour à tour par la professeure de littérature anglaise, miss Metcaf, et son élève, héroïne de l’histoire, Deanie Loomis. Malgré les vicissitudes de la vie, soyons maîtres de nous-mêmes et de notre passé.
A. Liddell cite fidèlement les dialogues du film en intervenant sur des reprises et des déplacements, et ce par quatre fois. Vient ensuite, la « matière » de Wendy, qui donne son sous-titre à l’œuvre. Il est inutile de rappeler qui est ce personnage, tiré de Peter Pan, qui fut aussi un texte anglais de théâtre. Cette matière est la matrice de la pièce en vérité, puisque Wendy a le statut de personnage récurrent, fil conducteur du voyage.
Ce qu’A. Liddell retient de l’œuvre-hyper texte, c’est d’abord, le refus de la mère (p.13) chez Peter, la cruauté et la violence de ce petit garçon qui pourra ainsi se glisser dans la peau de l’effroyable A. Breivik, auteur de la tuerie en 2011 à Utoya. Ainsi p.8 :
Peter : Je tue les gens le week-end
Wendy : Rien que le week-end ?
Peter : C’est la différence entre une île imaginaire et cette même île quand elle devient réelle.
Par ailleurs, l’île du Pays Imaginaire s’incarne dans la réalité de l’île norvégienne, théâtre d’un massacre perpétué donc par le haineux et solitaire Breivik contre des jeunes gens réunis pour un congrès du mouvement travailliste. Le texte espagnol de la page 24, à la manière d’un article de presse, relate à froid les faits :
Le 22 juillet 2011, des coups de feu ont été tirés sur l’île norvégienne d’Utoya où 560 jeunes gens étaient réunis pour un camp d’été…
Troisième source : la Chine, justement. Celle de la ville des villes, Shanghaï, dont un sinologue amateur pourrait confondre le nom avec blessure. Wendy y fait l’expérience absolue de l’altérité : être femme blanche au cœur d’une mégalopole d’Asie. Elle y fait aussi l’expérience de la solitude. Le long monologue du policier (à partir de la p.25) se déploie paradoxalement sous la forme d’un dialogue en creux avec Wendy :
Wendy, pourquoi es-tu venue seule à Shanghaï ?
Cette plongée dans l’étrangeté à soi-même passe aussi par l’apprentissage du mandarin, apprentissage mené par l’auteure.
Tu aimes la Chine et la Chine te méprise (p.28)
Ou plus loin : Tu te consacres à l’écriture, n’est-ce pas Wendy. Wendy, double d’Angélica comme dans un vertige littéraire et autobiographique, d’autant que l’auteure joue sur le plateau le rôle de Wendy / Angélica dans sa propre mise en scène… « C’est toi qui as écrit tout ça, Wendy ? » (p.29). Ecriture de plus en plus à la marge d’une rhétorique dramatique normée (Les désirs à Amherst, p.30-1-2-3, en témoignent dans leur forme de strophe).
La Chine est aussi musique et danse, celle des danses si élégantes des couples chinois sur Nanjing Lu, sorte de Champs Elysées entre le célèbre Bund et la place du peuple. Angélica construit alors un dialogue entre 2 personnages (Saite et Zhang), et fait entendre la mélodie des valses, jusqu’à celle de l’origine de la tristesse humaine. Spectacle musical aussi. The animals chantent The house o the rising sun, et le compositeur coréen, Cho-Young-Wook, prolonge le voyage de Wendy, s’insérant dans la trame de la pièce. Au fond le texte décrit ce que le lecteur puis le spectateur perçoit. Ainsi p.34 :
Et la pièce parlera du syndrome de Wendy ou comment satisfaire tous les désirs pour que tu n’abandonnes pas…
La partie la plus ample de la pièce intitulée l’île, de la page 38 à 71, porte Wendy sur le devant de la scène dans un monologue réalisé au micro. Texte de ruptures avec ses retours à la ligne, sa force provocatrice, récusant la maternité, la mansuétude dans tous ses états et sa violence libératrice : Alors je sens tout le ciel au-dessus de la terre (p.41). Le monologue sous-tend une confrontation entre le je et un tu menaçant. Rejet des enfants (contre la logique de Peter Pan et l’ordre social), montée en puissance des emportements (les points d’exclamation prolifèrent pour atteindre un paroxysme p.62, où l’on n’en dénombre pas moins de huit après le mot en capitales d’imprimerie EN MAJUSCULES). Le monologue s’achève sur un récit de tragédie (dire puisque il est interdit de montrer). Le voyage est un retour à Utoya, l’île des morts où s’inversent vie et trépas. La morte, c’est Wendy. D’ailleurs, le dialogue final entre elle et un jeune garçon à la bicyclette chinoise, au nom réel et programmatique, Forever, accomplira un ultime renversement : Wendy ne grandira pas, contrairement à son modèle anglais, et Shanghaï, le garçon, aura cinquante ans. Elle ne quittera pas l’île du pays imaginaire pour rentrer à Londres mais restera à jamais sur Utoya.
Si la pièce D’A. Liddell joue sur le titre de l’ouvrage, Le syndrome de Peter Pan, ouvrage de psychologue, elle met plutôt en jeu la parole féminine, et celle de la monstruosité, et s’approprie le passage ténu entre réel et imaginaire.
La pièce, après avoir été créée en Autriche, en mai 2013, puis redonnée en Avignon en juillet, elle sera à nouveau montée à Paris cet hiver à l’Odéon-Théâtre de l’Europe dans la même mise en scène.
Marie Du Crest
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