Tout ce que la vie nous souffle, suivi de Petites fables pour lecteurs pressés, Jacques Lucchesi
Tout ce que la vie nous souffle, suivi de Petites fables pour lecteurs pressés, éd. Du Contentieux Robert Roman (Poitiers), novembre 2012, 28 pages, 6 €
Ecrivain(s): Jacques Lucchesi
Tout ce que la vie nous souffle m’a tout d’abord fait penser à ces courts poèmes appelés haïkus – et qui peuvent se décliner en senryû, kigo, haïbun… – à la fois brefs et denses dans leur forme et leur vérité/vecteurs d’une vision réaliste ou surprenante, dans tous les cas poétique, de la réalité observée/observable. Mais il s’agit là de courts textes au genre autonome, qui se suffisent à eux-mêmes, poèmes souvent brefs dont la force réside dans la concision et l’actualité des thèmes. Le concentré en vue aérienne poétique d’un quotidien rehaussé par la grâce et la verve de quelques vers.
Cet extrait de Suite aérienne, pour exemple :
Conglomérat asymétrique
De pions rougeâtres
Sur un grand tapis
Jaune et vert :
Rien qu’une ville
Préambule :
Le recueil en sa présentation esthétique et sa mise en pages tout d’abord… Constitué de 28 pages, ce court recueil de poèmes interpelle par sa première de couverture, avec une illustration de Pascal Ulrich sur fond bleu.
Tout ce que la vie nous souffle de Jacques Lucchesi est un hommage à Pascal Ulrich décédé en 2009, dédicataire de ce recueil. Pascal Ulrich (1964-2009), poète peintre et illustrateur fut un ami de Robert Roman des éditions du Contentieux (Toulouse), et fut l’un des participants réguliers des premiers numéros du poézine Traction-Brabant, toujours édité aujourd’hui, par Patrice Maltaverne (Metz). Adepte du mail art et du post art, Pascal Ulrich illustrait en couleur les enveloppes des lettres adressées à Robert Roman : la couleur était dans l’illustration, mais aussi dans les timbres ou le fond des enveloppes.
Le dessin de couverture de Tout ce que la vie nous souffle met en évidence la couleur exploitée par l’artiste disparu ainsi que son « coup de patte » reconnaissable au style qui était le sien.
Le 3 juillet 2013, le rédacteur de Poesiechroniquetamalle (Blog de libres chroniques poétiques), commentait ainsi ce recueil de Jacques Lucchesi : (…) si le genre du poème court est très souvent pratiqué, il est plus rare que ce soit pour évoquer notre monde contemporain (avions, ordinateurs, villes en général), comme ici //
La particularité des poèmes de « Tout ce que la vie nous souffle » réside également dans le fait qu’ils sont numérotés, ce qui gomme en partie leur caractère trop littéraire. Marre d’entendre dire que les poètes sont des rêveurs. Ils savent aussi compter !
Voici les quelques impressions de lecture que pour ma part je notai, en découvrant ce recueil :
1) Un recueil au titre inspiré
Tout ce que la vie nous souffle…
Nous souffle comme envie, comme Désir/(cette) Lumière / De la mémoire (p.9) mais aussi-puisqu’ainsi va la vie-comme ce qui dé-motive
comme ce qui
réactive / active / motive.
Nous souffle comme lueurs de braises/ petits fagots de souvenirs collectés par le feu de chaque jour/ comme brandons d’images/ feux d’artifice de (hauts) faits ou réchauffements d’instants paisibles
La vie qui nous insuffle son énergie
Le nerf de la poésie
Ou
La vie souffleuse – comme un souffleur au théâtre rappelle à ses acteurs des bribes de textes oubliés.
Tout ce que la vie nous souffle… – le titre est on ne peut plus inspiré pour ce recueil qui nous invite, en toute simplicité, à prendre de la hauteur ; de l’altitude par le medium de la poésie.
Le recueil s’ouvre d’ailleurs sur une vue aérienne :
Troupeaux de nuages
Indomptés
En transhumance
Quelque part au-dessus
D’un échiquier versicolore
Costume d’Arlequin
De la nature humanisée.
Et si la nature paraît « humanisée », le temps paraît « une fable » semblable à la Neige qui mêle et fond indistinctement toutes ses traces :
Inscrire ses pas
Dans tant et tant d’autres pas
Qui fondront à leur tour
Avec la neige.
2) Vue aérienne pour une vision poétique lucchésienne : le regard lucide transmis par un éditeur-poète
Cependant le recueil ne cède pas au constat d’un réel négatif, même si Redondir ne permet pas de sortir indemne du « troupeau » :
Ils rebondissent tous
D’une idée à une autre
Penseurs en caoutchouc
Dans un monde flexible.
Cette flexibilité même signifie la malléabilité d’un monde que chacun peut façonner à l’image, sinon de la magie du 7e art (permanence à jamais dans l’image cependant encore fiduciaire du sens), du moins à l’image d’une prise de distance et en s’octroyant de la hauteur tel ce papillon prenant son envol derrière la porte d’embarquement :
Derrière la porte d’embarquement
Sur la piste d’appareillage
Un papillon prend son envol :
« Now boarding »
La LIBERTE façonne le monde à l’image de sa richesse, Liberté terre inviolable de l’imaginaire où pétrir, en le travaillant, le réel.
La seconde partie, intitulée Petites fables pour lecteurs pressés, nous ramène à une époque familière – l’aube du XXIè siècle qui est le nôtre – où le temps « humanisé » prend de court ses hôtes rattrapés par la vitesse d’un quotidien éminemment pragmatique où chaque heure, rentable, est comptée.
Le regard lucide posé par le poète et qui nous est proposé à nous, lecteurs en attente d’une poésie traductrice et régénératrice du quotidien, se teinte d’une vue de l’esprit soustrayant la réalité – le temps de quelques vers – au vacarme des jours (J. Lucchesi). Cette forme d’esprit nous révèle une réalité retouchée pour mieux nous en faire savourer les aspects évidents, tragi-comiques, insolites – signifiants. Non sans Aménité ni Amertume :
Bains de sang
Dictame des tyrans
Pour une éternelle
Jeunesse des peuples.
Ou encore :
Si tu trouves la Mort, égarée dans un verger ou assoupie dans un jardin d’enfants, surtout ne la sermonne pas. Prends-la
délicatement par l’épaule et ramène-la sans trembler à sa mère, la Vie.
3) Le genre et la thématique :
Constitué dans sa plus grande partie de textes courts, Tout ce que la vie nous souffle tient sa force de la concision de ses poèmes, opérant à cœur ouvert les différentes pièces en usage dans le monde contemporain (villes, voyages, actualité géo-politique, ordinateurs…)
Navigation électronique
Combien de textes
Non décodés,
Palimpsestes
Oubliés
Ou disparus
Tels des vaisseaux
Et des avions
Dans le Triangle des Bermudes,
Dorment
Au tréfonds de nos ordinateurs ?
Il suffit de ne pas perdre de vue – et le poète est là pour nous le suggérer par la puissance de ses mots et de ses images – que les vaisseaux, même devenus épaves, sont toujours à retrouver et que les textes, même non déchiffrés, même pour un temps oubliés, sont eux aussi à retrouver et peuvent à tout instant être réveillés du sommeil où l’oubli réversible peut les réactiver. L’Espoir, toujours, est en veille et peut rallumer l’interface du Désir.
Aux qualités de concision et d’actualité permanente de ces textes, s’ajoute l’aspect ludique dans l’esprit et la forme de ce recueil qui nous offre ici quelques (faux) syllogismes, tautologies, pointes d’humour en « vers-de-lance » d’une lucidité sensible jouant avec les mots et prenant appui sur leur verve évocatrice pour nous transporter en poésie/poéVie vers ce quotidien parfois rude ou triste, dépourvu souvent de poésie pour qui ne prendrait pas le temps de le lire suivant différents degrés de réception et d’interprétation.
Dans 7 instantanés poético-logiques, Jacques Lucchesi écrit :
Tautologie
Un mineur ne saurait
Détourner
Un autre mineur
Ou encore ces énoncés avec prédicats dont je retranscris ici toute la saveur :
Enoncé médical avec prédicats
Tous les hommes sont mortels
Mais certains
Le sont plus que d’autres
Enoncé politique avec prédicats
Tous les manifestants ne sont pas des casseurs
Et ceux qui sont des casseurs
Ne sont pas tous des arabes
C’est le nombre, ici, qui fait la différence… Le nombre n’ayant pas nécessairement la force de la majorité. Peut-être est-ce cette différence qui fait la force, poétique et unique, de chaque existence ?
Des petits poèmes jouent avec les sonorités, consonances et/ou allitérations comme Phénix dédié à Borges, comme Aux muses, ou comme le poème n°18 :
Indécente
Mais si jolie
Sur sa descente
De lit.
D’autres poèmes délivrent un message d’(a)-moralité mais toujours Jacques Lucchesi, comme le note l’éditeur du recueil, en observateur aguerri pose un œil lucide sur les menus événements du quotidien et ouvre ainsi notre conscience (Note de l’éditeur Robert Roman en 4ème de couverture du recueil).
Vénus dessine, presque en sortant des eaux du sommeil, un calligramme ; la neige sur la terre éclaire nos pas de sa lucidité ; dans les Beaux quartiers le fantasme tapine ; là, on égorge le silence* ; ici, l’humour nous remet à l’heure dans le cadran universel de ses aiguilles arrêtées :
Même une horloge morte
Nous donne l’heure juste
Deux fois par jour.
* Je laisse le lecteur découvrir par lui-même le poème n°15 que je tiens pour le meilleur du recueil et qu’il faudrait reprendre dans des revues…
La vie nous souffle par la voix du poète ses désolations et ses enchantements, ses Jeux de guerre, saBarbarie, ses Bains de sang, ses stratégies géo-politiques :
Chine
Ils courbent tous l’échine
Devant la chine
Règne de la méga-machine.
Si des poèmes nous invitent à réfléchir (sur la tendresse (?) des bourreaux ; sur le poids relatif de tel ou tel anniversaire dans la balance des tragédies humaines et des heureuses découvertes de l’Humanité :
Anniversaire
Même dans deux mille ans de ça
Jamais on ne visitera
Hiroshima
Comme Pompéi
sur la vie qui se livre et se lit à pile ou face/ Lumières et Ténèbres/ ; sur la Quête de Soi comme dansAutoscopie ; sur les Guerres de religion…) – d’autres survolent avec la légèreté de l’amour ou du désir, les plaisirs de la vie (savoureux poèmes sur les jupes / L’autre visage, très beau poème de la vie signataire dans la chair amoureuse des corps d’une identité primordiale / Eros et Vénus habitent ici leur poème / Vienne fait l’amour dans une nuit d’orage et d’été, un allegro molto andante s’écoulant rêveusement sur la vieille ville impériale…).
Vénus
Elle sort
Des eaux du sommeil
Le corps ruisselant
De désirs
Tout ce que la vie nous souffle insuffle à ces quarante-et-un poèmes la beauté élucidifère de ses parts d’ombre et de lumière. Avec Idempotence :
L’absence de passion
Enchaîne autant
Que la passion
Destination – toujours – : La Liberté, pour décapiter le poids des potences.
D’originales Petites fables pour lecteurs pressés finissent d’enchanter le recueil. En de courtes proses, le poète y raconte de petites histoires, concentrés de vie non concentrées/ closes sur elles-mêmes mais ouvertes/ béantes sur l’idéal/ un espoir à poursuivre (le grand amour dans Speed dating, la poursuite obsessionnelle de la baleine blanche, Le dit de Josiane lisant le monde à hauteur d’une douce etapaisante lueur d’humanité captée (aussi étrange mais significatif que cela puisse paraître) dans le regard des chiens, autres ceux-là que les chiens du pouvoir domestiqués…
De véritables pépites à aller trouver en lecteur/ orpailleur en quête d’un ailleurs réel qu’ouvre la vie/ dans ses instants volés/ mais assurés-assumés/ de poéVie !
En guise d’incitation à lire ce livre… :
Vous l’aurez compris, ce recueil se lit et se relit comme chaque jour nouveau nous donne à ouvrir ses pages, vierges et inédites, à revivre dans le livre du temps pour mieux en déchiffrer et retrouver l’originale saveur.
Pour vous procurer le recueil au prix de 6 euros, écrire aux Editions du contentieux, Robert Roman, 7 rue des Gardénias, 31100 Toulouse.
Site de l’auteur, Jacques Lucchesi, qui est également éditeur :
http://editionsduportdattache.over-blog.com
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