Tout autre chose que la nuit, Recueil de nouvelles, Joëlle Pétillot (par Pierrette Epsztein)
Tout autre chose que la nuit, Recueil de nouvelles, Joëlle Pétillot, éditions Fables Fertiles, juin 2022, 144 pages, 16,50 €
Le recueil de nouvelles de Joëlle Pétillot, Tout autre chose que la nuit, paru cette année aux éditions Fables Fertiles, dirigées par Guylian Dai, porte un titre énigmatique, qui peut, de prime abord, déconcerter. Pourtant, nous appréhenderons au fil de notre lecture ce qui sépare chacun des protagonistes mais aussi ce qui les rassemble.
C’est ainsi que nous, lecteurs, sommes invités à entrer dans sa sphère de prédilection : l’attachement aux humbles. C’est pour cette raison que cette écrivaine s’ingénie à visiter les trajets de vie de gens ordinaires pour, à chaque fois, débusquer les instants qui contiennent de l’extraordinaire, de l’imprévu, du surprenant, du fortuit, du singulier et de l’universel. Elle capte avec ferveur et un regard particulier des existences, entre passé et avenir, entre jeunesse, maturité et vieillesse, entre mémoire et oubli, entre vie et mort, entre bienveillance et indifférence, entre foule et solitude, entre soi et les autres, entre tempête dans un crâne et accalmie, entre l’ordinaire et l’insolite, entre le plein et le vide, entre l’amour et l’amitié, entre tourment et sérénité.
Elle montre comment, parfois, des instants se superposent, des personnages se frôlent ou se croisent et composent un kaléidoscope de destins. Chez chacun de ses personnages, l’auteur décèle des comportements qui accordent la possibilité de garder en soi le désir à fleur de peau, à fleur de cœur. Cela peut être un simple souvenir qui émerge de l’oubli. Cela peut être une main tendue qui se pose sur une autre main et la ranime. Cela peut être une photographie gardée précieusement dans un coffret caché très longtemps. Cela peut être une quête de son histoire qui aurait pu ne pas filtrer et sombrer dans l’abandon. À chaque fois, sa narration festonne un fil de lumière qui permet de sortir de la nuit. Toujours avec un brin d’espièglerie, Joëlle Pétillot, dans ses choix de personnages, nous incite à éprouver ce chant d’espoir qui persiste dans chacune de ces existences malgré les échardes qui parfois égratignent leur parcours.
Citons les titres qui laissent planer l’équivoque et nous mettent en appétit. Le titre du recueil est aussi le titre de la première nouvelle ou comment faire rejaillir un tendre souvenir avant la « grande traversée ». La deuxième, Aile d’or, est un éloge de la marche qui allège la solitude et permet de se vider la tête quand le poids des blessures est trop lourd. La troisième, RER X, est une analyse très fine de la foule et des réactions que provoque un contretemps. La quatrième, Les voleurs d’âme, explore les regards en enfilade de photographes et les rencontres inopinées qui en découlent. La cinquième, L’Impasse, joue sur un chassé-croisé entre des voix et une voyeuse et nous conduit à un savoureux malentendu qui remet en route un instinct vital. Enfin, la sixième et dernière, Café de la presse, fait défiler une ribambelle de silhouettes parmi lesquelles va s’imposer une étrange étrangère qui part en quête de sa vérité, de son héritage et réveille toutes les hypothèses chez les habitués du lieu. N’est-ce pas, pour boucler la boucle de ces pérégrinations, une magistrale métaphore de l’écriture pour laisser trace y compris de ce qui nous échappe ou nous déborde ?
Dans son écriture, Joëlle Pétillot ne se place jamais en surplomb, en position de « sachant », elle s’efforce simplement de faire en sorte que le lecteur se sente en empathie avec ses personnages en les décrivant à leur hauteur : « une ou des histoires humaines dont pas une n’est sans intérêt ». Dans une suite de portraits elle nous fait voyager. En magicienne des mots, elle s’ingénie à inventer une langue comme on crée une partition. Elle exclut toute ostentation et toute arrogance en dédaignant la facilité. Elle s’empare de l’héritage que lui permettent ses voyages réels ou imaginaires. Elle jubile de manier toutes les variations que lui dispensent ses différents savoir-faire que ce soient la broderie, la musique, la photographie, la peinture. Elle déploie sa capacité à défier la banalité. Dans son canevas, elle brode les personnages avec précision ou avec flou en laissant place aux blancs. Elle manœuvre avec maestria entre les pronoms passant du « je » au « tu », du « il » au « elle » au singulier et au pluriel, du « on » au « nous » ou à l’indéfini. Elle varie les rythmes, les silences, la polyphonie, le chant choral. Elle alterne monologues intérieurs, où le passé est revisité à la lumière des années où l’on voit défiler le voyage du temps, et dialogues qui éclairent un présent en mouvement. Dans une nouvelle, elle change de typographie se servant des italiques lorsqu’elle enchâsse un extrait de textes découvert par hasard dans le récit principal. Elle diversifie les couleurs et les nuances, passant du noir et blanc à toute la gamme de sa palette de la plus colorée à la plus pâle. Elle recourt à l’ellipse pour éclipser certains épisodes, resserrer son propos et éliminer toute digression inutile ou à l’interrogation :
« L’homme avance.
Ou Fuit ? »
Tout en nous permettant de laisser affleurer nos perceptions, nos sensations, nos émotions, Joëlle Pétillot garde toujours la bonne distance. Elle s’autorise de jongler avec tous les niveaux de langue de la plus poétique à la plus triviale, de la plus recherchée à la plus grossière : « s’emmerder » sans jamais tomber dans la vulgarité. Elle déploie des images souvent imprévisibles et savoureuses : « Un baiser transparent comme sa propre conscience », se déjoue de la ponctuation : « Partout où je passe des images rebondissent… Un jour, je croiserai mon ombre sur un pont inconnu du monde, et l’eau en dessous ricanera ». « Il entendait les arbres se froisser sous le vent », elle peut aussi recourir à la nominalisation, à l’infinitif ou au mode conditionnel ou impératif : « l’œil de bœuf, grand ouvert… eût servi de boulevard à des hordes de moustiques hurlant aux copains : Chez Mermoz ! chargez ! »
« Un pas, un trou.
Un pas, une pierre.
Le vol. Voler. Ce serait si simple ».
Elle peut passer sans transition de la gravité « Retour au présent incertain », à la dérision : « le jour du marché… le froid s’était durci au point que… les gens, dans leur surépaisseur, tenaient du cosmonaute à panier ». Elle ne se prive alors nullement de déployer son sens de l’humour avec un sourire léger jusqu’a citer des expressions figées : « On a sa dignité », des affirmations intempestives : « On ne quitte pas un homme qui cuisine », batifoler avec les quiproquos lorsqu’un personnage devient voyeuse et mythomane et échafaude une histoire d’amour clandestine à dormir debout, qui lorsqu’elle est découverte, la saisit de honte et la fait s’effondrer : « Mon mari est somnambule ». Elle nous mystifie en recourant à des prénoms antiques : « Amphitrite. Séléné ».
Le livre refermé ne peut-il pas entrer en résonnance avec ce poème de Fernando Pessoa ?
« De tout, il resta trois choses :
La certitude que tout était en train de commencer,
la certitude qu’il fallait continuer,
la certitude que cela serait interrompu
avant que d’être terminé.
Faire de l’interruption, un nouveau chemin,
faire de la chute, un pas de danse,
faire de la peur, un escalier,
du rêve, un pont,
de la recherche
une rencontre ».
En ces temps incertains que nous traversons où ne pas s’effondrer ou se réfugier dans la prostration ou la dépression est une lutte permanente contre ces penchants stériles, comment réussir à trouver sa juste place dans un monde où la compétition est devenue la règle établie ? Comment refuser les compromis serviles dans une époque où écraser l’autre est monnaie courante ? Comment ne pas s’abrutir dans un fracas incessant, s’oublier dans une musique répétitive dans une langue dont nous ne comprenons pas un traître mot mais qui a été remise à la mode ? Comment ne pas chercher le plaisir facile de consommer du superflu sans mesure ? Comment ne pas s’abaisser à la violence brute, à la fureur ? Comment sortir du cadre pour rencontrer l’autre sans peur et respecter les différences ?
Joëlle Pétillot nous offre sa réflexion sans nous contraindre. Elle ouvre une brèche vers l’émerveillement. Elle nous fait visiter des territoires cachés. Il est permis, alors, de dévorer ce livre avec le régal d’un gourmet qui savoure un plat rare. Sans nous sentir obligé ni coupable, nous pouvons nous autoriser à festoyer avec délice en parcourant les pages de cet ouvrage avec une jouissance intense. Une telle lecture est apte à nous apaiser et à nous redonner goût à l’existence. L’auteur s’attache aux êtres qu’elle dépeint avec bienveillance sans jamais tomber dans le sentimentalisme. Elle fouille avec gourmandise ce que chaque être recèle en lui d’émouvant et de vivant. Elle nous apprend la valeur du silence, du temps long de la contemplation. Elle nous éveille au cheminement intérieur, à une éthique de vie qui nous conduit à la reconnaissance de l’autre, à une quête de sens, celui de la solidarité sans ostentation, de l’écoute attentionnée. Elle aère nos esprits. Elle nous éveille et nous réveille de notre engourdissement auquel l’époque peut nous inciter.
Pierrette Epsztein
Joëlle Pétillot est née en 1956, d’un père dessinateur, illustrateur, peintre, et d’une mère pianiste. Très tôt, pour des raisons familiales, elle a compris l’importance de la transmission et de la mémoire. La voie de l’écriture s’est imposée d’elle-même, comme une trace et une ouverture au monde. Dans sa vie professionnelle au sein des Hôpitaux de Paris, l’écriture l’a toujours accompagnée, comme un exutoire. Elle a publié dans plusieurs revues : Lichen, Reflets du Temps, L’Ardent Pays, Le Capital des mots, La Cause littéraire, Possibles, Poésie première, Incertain Regard, Décharge, Comme en poésie, ARPA Écrits du Nord, Verso, Recours au poème, Traction Brabant. Participation au collectif De l’humain pour des migrants, Éditions Jacques Flament.
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