Tout autre chose que la nuit (2), par Joëlle Petillot
Il est bien, dans son premier été d’homme, Emmanuel. Quand la femme pâle revient, il entrouvre les yeux. Elle lui prend la main, le poignet, se penche un peu. Quand son visage est assez près, il la regarde et lui dit simplement : « Laissez-moi ».
Elle lui sourit et dit « ok », vérifie la perfusion, tripote quelque chose sur la table de chevet. Elle sort, il n’a pas réalisé qu’il s’endort. Aucune importance, il est retourné là-bas.
Quand il se réveille le jour a baissé. Il a demandé les volets ouverts quelle que soit l’heure. Même la nuit. Tant que l’obscurité est celle d’un vivant, aucune raison de s’en priver. Il sait aussi qu’il lui en reste, de cette nuit à venir. C’est à l’aube qu’on prend le Train pour Nulle part. La femme pâle vaque dans la maison, il entend son pas, des voix étouffées. Le mot qui lui vient à l’esprit, à peine un œil jeté au crépuscule dehors est « deuxième ». Deuxième quoi ?
Caprice de la mémoire, mais il ne dure pas. Deuxième-premier. Celui-ci non plus n’était pas banal. « Un premier baiser entre deux personnes consentantes ne l’est jamais » lui dirait sa compagne, avec raison comme trop souvent, ce qui n’a pas peu contribué à leur tendre éloignement. « Deuxième ». Ça vient, pense-t-il et il s’entend sourire. Comme il s’entend dormir, attendre, penser. À certain stade de faiblesse, on ne se voit plus. Les gestes les plus légers se font bruit transparent. Celui du sourire est un froissement dans l’ombre.
Troisième, collège… ? Blanc. Aucune importance.
Ses quatorze années fraîches se râpent au premier rasoir, car il se rase, et n’en éprouve aucune fierté. Il gomme un duvet qui poussé aurait la grâce d’un poireau et l’efface pour éviter ça. Mais le reste de la peau est diaphane et le rasoir ne l’arrange pas.
Elle est minable en maths, s’en fout. Il y a en elle une liberté dansante qui l’attire, aussi parce qu’elle est redoublante, plus âgée, métisse, et qu’elle le regarde avec une sorte de voracité. Elle a des lèvres charnues, presque trop. Parfois le traverse l’idée que l’embrasser doit être accompagné de rebond, comme tomber tête première sur un édredon. Et le regard, bizarrement, prend sa lumière de la bouche, pas le contraire. Il y a une avidité dans les contours… s’emparer de ses lèvres doit relever de la dévoration. Il a une faim de jeune homme, une faim d’adolescent subjugué, une faim de toutes les diablesses. Cette Fille à la Bouche dont il a oublié le nom, elle le brûle de sa peau dorée, de ses dents immaculées, de ses yeux bruns clairs qui ne regardent pas mais mangent la vie autour, sans mâcher.
Il y eut un genre de raout bruxellois, voyage de fin d’année en Belgique, d’ailleurs c’était Bruges et non Bruxelles, voilà que des choses lui reviennent. Ce parc avec des arbres étranges, dont deux ou trois au tronc énorme, et entièrement creux. Les copains rentrent, sortent, s’abritent dessous, parfois seuls, parfois à deux. Il repère le plus large, le plus incurvé aussi. Il la cherche du regard, elle n’est jamais loin, s’il était plus sûr de lui il dirait qu’elle le colle, mais n’ose pas y penser ce qui signifie qu’il ne pense qu’à ça. Deux filles de sa classe, Héloïse Charmel et Caroline Pélissier, d’où ça lui vient, ça, Héloïse Charmel et Caroline Pélissier sortent de l’arbre creux en riant comme des baleines, il les entend dire qu’on peut se faire sa piaule, là-dedans.
Tout va très vite. Elle est juste à côté de lui, il prend sa main et court en trois enjambées, elle ne retire pas sa main et tous les deux s’engouffrent sous le toit d’écorces. A l’intérieur gît une odeur de terre, d’humidité, la délicatesse d’un pourrissement. Le bois les contient comme une cane serre ses petits, un oiseau de bois sans aile qui les enrobe d’un murmure, les branches dehors s’agitent, ça a quelque chose de marin, ce bruit de feuillée qui vire, un chant d’été moussu d’écume. Peut-être le premier-premier, un peu du sel de son écho aux abords du deuxième-premier…
Qui n’a pas lieu. Enfin, pas comme il l’attendait.
Elle a tourné sa tête, évité ses lèvres, sans lâcher sa main. C’est elle qui l’entraîne vers la sortie. Et là, juste devant l’arbre, pile dans le passage, elle l’embrasse en pro, langue agile et oui, oui, gourmande, il le savait, il se dit que l’apnée de ses étés bretons va lui être d’un grand secours et ça l’est, car ça s’éternise devant tous les potes qui gloussent. Il se dit que c’est cela qu’elle voulait, il accepte avec joie d’offrir un baiser langue ouverte à la compagnie, il devrait se trouver gêné mais la seule sensation est une sorte d’ivresse avant l’heure, un tournis bienveillant dans la légèreté du reste, l’éclat. Qu’elle ait voulu cela en public et non dans la pénombre terrienne de l’arbre… La belle affaire. Dans tous les sens du terme.
Ce premier-là, premier-deuxième, demeura longtemps en mémoire comme le premier où on l’envia.
Il sourit dans les draps et voit que la femme pâle est de nouveau là. Il se rend compte que depuis un moment la lumière est toujours la même. Son temps qui ralentit, ou la nuit est passée sans qu’il le sente. Peut-être ouvre-t-il les yeux à l’heure où il s’est endormi la veille. Il en doute, mais même le doute est un luxe alors il décide de s’en moquer. Le temps : elle est là l’histoire. Il cherchait quelque chose. Il remontait quelque chose. La femme pâle est partie
Une odeur de feuilles tombées, un automne. Soudain l’arbre se dessine, il est dessous, happé par une main dont il saura plus tard tous les dons, oui, le baiser devant les copains amers, les gloussements. Il en était là. Alors il se cale au chaud sur son banc-souvenir et dévide le reste. Les premiers, ça parlait de premier…
Après presqu’un an avec la gourmande à l’arbre, il se retrouva seul et crut tout simplement crever. Maintenant que sa vraie mort se pointe, il en sourit.
Privé des lèvres métisses et du corps qui allait avec, il évoluait dans un tunnel de chagrin. Largué par sa première au lit, sans doute parce que lui n’était pas son premier. Passé l’amusement lié au statut précaire d’initiatrice, son ennui à elle avait eu raison d’eux. Aussi lui devait-il deux choses : les caresses et la gravité.
Enfoncé dans la gadoue du bon élève, s’abrutissant dans les devoirs, les livres, le sérieux, il tentait d’exorciser. Elle avait fait de lui un homme – croyait-il – donc tout était possible, l’attente comme la reconquête. En attendant ce miracle, matheux jusqu’à l’os, il aidait les potes moins chanceux à qui des notes égales aux siennes coûtaient une somme d’efforts que lui ne déployait pas.
Un nom sort du noir des choses. Galène. Louis Galène. Blond, œil bleu azur remarquable, littéraire et presque aussi matheux que lui ; en clair plus affûté puisque bon en tout, et joignant à ce faisceau de qualités celle d’être sympa au point de s’en trouver irritant. Lors de sa première visite chez lui, sa sœur aînée faisait une tarte tatin. Son blond à elle tirait sur le roux, de petites taches de son frisaient son nez bombé. Il la trouva moche et l’odeur de caramel l’écœura. Après un bref salut, il fila droit à la chambre de Louis et plongea dans les logarithmes comme on se noie. Louis le taquinait, disait que pour se consoler avec des logarithmes, il fallait être un peu con.
Retour au présent incertain, vers son âme de vieil homme. Il pense à elle, à ce deuxième premier baiser métissé, aux assauts amoureux, il revoit tout en détail, jusqu’à la forme de son sexe doré, et… là, dans ses derniers mètres de vivant, pas moyen de retrouver son prénom. Son grand premier amour d’homme. Perdu, le nom de celle à cause de qui il avait tant pleuré…
Un vieux chagrin est un chagrin mort.
Ne pas perdre le fil. La peur au ventre d’en oublier encore en route (c’est long, au final, une vie) il repart.
A suivre
Joëlle Petillot
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