Tous les mots qu’on ne s’est pas dits, Mabrouck Rachedi (par Pierrette Epsztein)
Tous les mots qu’on ne s’est pas dits, Mabrouck Rachedi, Grasset, janvier 2022, 216 pages, 18,50 €
Dans son dernier roman, Tous les mots qu’on ne s’est pas dits, Mabrouck Rachedi nous fait pénétrer au centre d’une famille nombreuse issue de l’émigration, la famille Asraoui, dont il va scruter toutes les contradictions avec l’attention d’un entomologiste. Le récit est écrit à la première personne. Le narrateur, appelé dans sa famille « le petit Malik », est un observateur méticuleux des remous interfamiliaux. Il utilise le « je » pour que le lecteur puisse s’identifier aux personnages. On peut parler d’un long monologue intérieur tourmenté. Pour cela le narrateur va entrer dans la peau de chacun.
À certains moments, il délègue le soin de raconter à un tiers qui s’empare alors d’un épisode précis du périple. Comme dans le théâtre classique, il va opter pour l’unité de lieu : une péniche, louée un soir par le frère du milieu qui n’a pas lésiné sur la dépense, façon pour lui d’affirmer sa légitimité et sa toute puissance en exhibant une réussite éclatante. L’unité de temps sera concentrée dans cette seule soirée. Cependant, cela sera le moment pour le narrateur de pratiquer le retour en arrière afin de remonter le temps et de revisiter son existence et celle de sa famille.
L’unité d’action va réduire l’intérêt dramatique autour d’un évènement : le jour de l’anniversaire de la mère, celle dont le père « le plus beau et le plus fort du monde » disait « qu’il avait épousé la plus belle et la plus forte femme du monde ». Chaque acte sera marqué par l’entrée sur le plateau d’un des membres de la famille qui captera un moment la lumière. Chaque titre de chapitre, signalé par un lieu du périple familial, déterminera une scène qui soulignera un tournant ou évènement marquant dans la vie d’un protagoniste. Dans ces moments, la troisième personne intervient et même le « nous » qui affirme l’influence du clan.
Tout le charme du récit réside dans le jeu des oppositions qui révèlent la complexité de tout exil que personne ne choisit par agrément mais toujours poussé par une impérieuse nécessité. Le lecteur pénètre au cœur d’un clan dont les parents symbolisent la mémoire de la première génération. L’auteur choisit de mettre en avant le père, Mohand, le pivot de la famille, « Monsieur le Maître » en Algérie est devenu ouvrier en France. Il est venu en France sur l’incitation de Yacine, son frère aîné qui lui a assuré que là il trouvera une vie plus facile qu’au village. Il est celui qui rapporte l’argent en travaillant dur et importe le souffle de l’extérieur. Il adhère à la CGT en entrant à l’usine d’automobile et cotise au FNL. La mère, Fatima, est le ciment de la smala dont la cuisine est le territoire, « son domaine sacré ». Celle qui à vingt-sept ans « est prête à tous les efforts pour faire scintiller sa vie » mais qui avec l’âge et la mort de son époux perd peu à peu la tête et ses illusions. Puis entre en scène la deuxième génération, les trois fils : Sofiane, le frère aîné, Kader, celui du milieu, et Le petit Malik, le narrateur et la sœur aînée, Dihyan, le support indéfectible de la mère et les pièces rapportées que ce soit les conjointes, Kahina, la « fiancée » présumée, les copains de la cité, les voisins du HLM, l’ami intime de travail du père : Gérard. Enfin intervient la troisième génération : les petits-enfants.
Chacun des acteurs de cette pièce vont devoir choisir entre se conformer ou s’opposer, entre se résigner ou espérer, entre accepter les humiliations ou imposer le respect, entre céder à la lâcheté ou revendiquer la dignité, entre assumer la condescendance ou exiger la déférence, entre essuyer des hostilités ou saluer la fraternité, entre méfiance et confiance, entre intégration et bifurcation, entre pudeur et exhibition, entre la recherche de l’isolement et la crainte de la foule, entre l’attente et la rencontre, entre le travail non-choisi et contraint et la militance comme une bouffée d’air, une aspiration à l’égalité, entre la joie et la détresse, entre l’amour indéfectible et l’amitié inconditionnelle, entre le fracas de la guerre et les silences, entre la campagne de la jeunesse et la fixation dans l’appartement familial en banlieue parisienne, entre le rire et les larmes, entre la modestie et le désir de grandeur, entre flottement et ancrage, entre le manque et le trop-plein, entre le passé derrière soi et le présent de l’époque actuelle, entre l’appât de consommation et la frugalité pour un avenir choisi, entre le bastion de la banlieue et les fantasmes de la capitale, entre la banalité du quotidien et la splendeur recherchée comme signe de reconnaissance, entre l’unique et le multiple, entre la mémoire et l’oubli. Chacun d’eux devra se façonner entre le déchirement de l’exil et tissage d’une nouvelle existence, entre le rêve de Paris et le rêve du retour impossible au village. Cette famille louvoie à la lisière de trois langues entre le tamazight, l’arabe et le français, de deux pays, l’Algérie et la France, entre plusieurs traditions culturelles, celles de la Kabylie et celles du pays où ils vivent. Serait-ce ce qui définit leur identité ? Le père leur a inculqué certaines injonctions : « Un jour ce sera vous les chefs, et pour cela vous devez être partout meilleurs que les Français, pour sortir de la condition d’ouvrier que fut mon lot ».
Comme l’affirme Amin Maalouf dans son ouvrage Les Identités meurtrières : « Chacun d’entre nous devra être encouragé à assumer sa propre diversité, à concevoir son identité comme étant la somme de ses diverses appartenances, au lieu de la confondre avec une seule, érigée en appartenance suprême, en un instrument d’exclusion, parfois en instrument de guerre ». Ainsi, à chaque moment de sa vie, chaque protagoniste du roman devra adopter une attitude qui corresponde à ses attentes profondes. Et au final, chaque membre de cette famille aura à choisir son chemin et en cela endosser une part de l’héritage parental.
Dans son roman, Mabrouck Rachedi réussit cette prouesse de traduire l’atmosphère d’une famille caractéristique marquée par l’exil, par l’arrachement au pays natal. Le narrateur jongle sans cesse entre l’humour du désespoir et la gravité de la situation quotidienne vécue que le père embellit par son talent d’intarissable conteur. Il démarre son récit par la présentation de l’oncle Yacine, le parasite resté au pays, en visite en France et qui s’incruste dans la famille. Quand le narrateur se rebiffe, il s’entend répondre par le père : « La famille, c’est sacré ». « L’ingratitude du roi s’abattait sur ses douze larbins, mes cinq frères, mes quatre sœurs, mes deux parents et moi ». Tout son livre est un tissage subtil entre mémoire et oubli, entre des secrets bien gardés et des révélations poignantes, entre le vrai et le faux. Peu nous importe la vérité. Mabrouck Rachedi procède d’un subtil aller-retour entre une écriture au passé et quelques passages au présent. Les titres de chaque chapitre scandent le temps et rythment les pages d’histoire en train de s’écrire. Ce qui donne le titre au roman est énoncé dans le tiers du livre. L’auteur ne se prive ni des grossièretés ni de l’humour, pas plus que de la tendresse. Il insère même quelques mots dans la langue de sa région d’origine, dans celle des cités, dans celle des start-up.
Il y a beaucoup d’amour dans son récit. L’auteur ne cherche pas à briller par une écriture savante mais émouvoir par une simplicité choisie. On pourrait dire comme Georges Perec dans Passages : « J’écris pour me parcourir ». Il attache une grande importance aux objets du quotidien comme partenaire de vie et comme fétiche : une valise, un bandeau, un mouchoir de batiste, une carte postale. Au fil des pages, l’auteur peut passer de la légèreté à la tragédie. Il cite ainsi des moments tragiques de certains évènements collectifs, le départ d’Alger le 29 octobre 1962, la manifestation funeste du 17 octobre 1961, des évènements individuels comme la mort du père seul sur un banc. Il peut aussi évoquer des moments magiques lors de certaines rencontres familiales, amicales ou par des actes inattendus de solidarité. Il peut louvoyer rapidement entre la chaleur et le froid. Dans ce cas, il change de voix et de voie.
Dans ce nouveau roman, Mabrouck Rachedi devient un simple narrateur qui sert de relais pour retracer le parcours de trois générations d’une famille issue de l’émigration. Ce narrateur nous livre les aspects composites d’une communauté qui tente de panser tant bien que mal les blessures de la généalogie. Moitié français, moitié algérien, il revendique pleinement ces deux appartenances pour endosser sa trajectoire d’homme libre, ses préférences, ses affinités, sa vie en somme. Son livre est étoffé de couleurs, de sensations, de chaleur, d’images de fantômes. Tout au long des pages, le lecteur parcourt l’itinéraire singulier d’un ensemble de personnages qui sont confrontés à une histoire familiale et à « l’Histoire avec sa grande hache » comme l’écrit Georges Perec. Chacun des protagonistes a choisi une voie différente mais tous ont emprunté une partie de l’héritage parental.
Le chaland va glisser le long de la Seine et cette virée va permettre de réunir tout le clan qui va se déchirer et se retrouver en acceptant, pour la paix de la mère, de mettre un temps en sourdine les conflits qui les traversent. Il y aura même un intrus, le fils de qui a trahi les valeurs de son père, l’ami de toujours. Les passagers de la péniche poursuivent cette virée le long de la Seine en écoutant d’une oreille distraite l’histoire des ponts de Paris qu’égrène le guide. Elle tangue sous le poids du nombre, sous le poids des responsabilités, des exigences de Kader, des maugréassions du batelier, de la fatigue de la mère. « Elle semblait ailleurs. Est-elle avec nous ou pense-t-elle à son mari, enterré en Algérie ? », de la surveillance attentive de la sœur et du malaise diffus du petit Malik. Elle finira son périple face à la Tour Eiffel, le but final de l’escapade, le rêve jamais accompli de la mère et la fin du récit.
En remontant le cours de sa propre histoire, le lecteur qui découvre cet auteur, pourrait percevoir bien des similitudes. N’est-ce pas en cela, que ce roman nous touche ? En effet, nous pouvons affirmer comme Georges Perec dans Un homme qui dort : « Tu as tout à apprendre, tout ce qui ne s’apprend pas : la solitude, l’indifférence, la patience, le silence ». Ce livre accrédite l’idée, comme le proclame Amin Maalouf dans son ouvrage Les Identités meurtrières, que « L’identité n’est pas donnée une fois pour toutes, elle se construit et se transforme tout au long de l’existence ». Il pousse chaque lecteur à réfléchir sur notre rapport à l’autre et à lui-même. Ne sommes-nous pas toujours au fond de nous notre propre étrange étranger ? Qu’est-ce qui nous reste, quand on arrive à la mi-temps de notre vie et qu’on a lâché tout l’accessoire, quand on s’est dépouillé du paraître pour accéder à son être profond avec toutes les difficultés qu’il faut traverser pour en arriver là ? Que gardons-nous au final de notre héritage ?
Il pourra paraître déconcertant au lecteur de terminer cette randonnée sur la Seine par un conte hassidique de Pologne sur la transmission de la connaissance que voici : « Quand le Baal Shem Tov avait une tâche difficile à accomplir, il se rendait à un certain endroit dans la forêt, allumait un feu et se plongeait dans une prière silencieuse. Et ce qu’il avait à accomplir se réalisait. Quand, une génération plus tard, un autre rabbin se trouva confronté à la même tâche, il se rendit à ce même endroit dans la forêt et dit : « Nous ne savons plus allumer le feu, mais nous savons encore dire la prière ». Et ce qu’il avait à accomplir se réalisa. Une génération plus tard, un troisième rabbin eut à accomplir la même tâche. Lui aussi alla dans la forêt et dit : « Nous ne savons plus allumer le feu, nous ne connaissons plus les mystères de la prière, mais nous connaissons encore l’endroit précis dans la forêt où cela se passait, et cela doit suffire ». Et ce fut suffisant. Mais quand une autre génération fut passée et qu’un quatrième rabbin dut faire face à la même tâche, il resta dans sa maison, assis sur son fauteuil, et dit : « Nous ne savons plus allumer le feu, nous ne savons plus dire les prières, nous ne connaissons même plus l’endroit dans la forêt, mais nous savons encore raconter l’histoire ». Et l’histoire qu’il raconta eut le même effet que les pratiques de ses prédécesseurs. Aujourd’hui savons-nous encore raconter l’histoire ? Et demain ?
Et pourtant, si c’était maintenant à la charge du lecteur de la troisième génération, lorsqu’il fermera le livre, de chercher les mots qui manquent, d’être à l’écoute de ses propres interprétations, de ses propres silences, de ses propres vulnérabilités pour peut-être avoir à son tour la charge d’assumer son héritage ?
Pierrette Epsztein
Mabrouck Rachedi est un écrivain français né en banlieue parisienne en 1976. Diplômé d’un DEA d’analyste économique, il travaille quelques années comme analyste financier. Il décide d’abandonner ce milieu pour se consacrer à l’écriture de récits et de romans. Il chronique l’actualité dans le mensuel Le Courrier de l’Atlas et la littérature dans le magazine Jeune Afrique. Il anime également des ateliers d’écriture en milieux scolaires et extrascolaires. Bibliographie sélective : Le Poids d’une âme (éd. Lattès, 2006) ; Éloge du miséreux (éd. Michalon, 2007) ; Le petit Malik (éd. Lattès, 2008) ; La petite Malika (éd. Lattès, 2010 ; Tous les mots qu’on ne s’est pas dits (éd. Grasset, 2022).
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