Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon, Jean-Paul Dubois (par Jeanne Ferron-Veillard)
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Vivre ?
Lis Son odeur après la pluie, de Cédric Sapin-Defour, paru aux éditions Stock en 2023. Ajoute-le à ta quête et assieds-toi pour Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon. Il faut savoir s’assoir pour vivre. Il faut du lien pour tenir. Pour Dubois, ça passe aussi par la présence d’un chien. Sa figure sur la tienne. Et la mélancolie comme collier. Il faut et il ne faut pas. Entre terre et Canada, une ville aussi, Toulouse, Dubois joue avec ton nerf optique. Tes nerfs. Et toujours cette urgence entre les mots, pas pour les faire avancer plus vite, ou que l’histoire s’emballe ou tout autre effet pour te maintenir sous pression, non, rien de tout cela chez Dubois.
Dubois est là, il est honnête, sincère et élégant. Il ne s’écoute pas écrire. Le lien. Le cordon. L’espace entre les êtres. C’est cela qu’il fixe pour toi. Le reste, c’est du maquillage et ça coule toujours sous la pluie. Ce n’est qu’une question de temps.
L’acidité du ton. Rien à voir avec l’amertume. C’est de la justesse à bonne distance. Des phrases aussi tentaculaires que les murs d’une prison pour y placer au centre, quoi, l’histoire au service du style et non le contraire. Entre elles, le pénitencier de Montréal. Pierres après pierres pour essayer de recomposer le mur et passer derrière les phrases sans risquer qu’elles ne se dissolvent. Voir. Les rats et les souris entre, les tunnels infinis, impossibles à boucher, c’est de l’infini à tous les étages ou dans tous les corps, ils sont faits de ça, rats, souris, chiens ou hommes chez Dubois. Les premiers ne le savent pas, peu importe, ils sont là pour le rappeler aux seconds. Peu importe puisqu’ils ont tout oublié. Tous, ils avancent sur un chemin qu’ils ne connaissent pas.
Ici, c’est la voix d’un homme. Paul Hansen. Incarcéré. Les pores tellement ouverts que se raser est un risque de tomber malade. Comment il a placé son corps entre les membranes, va savoir. Le type avec qui il partage sa cellule, un type qui veut ouvrir en deux les êtres et les choses, avec des substances, plutôt avec les mains. La faille par laquelle advient le réel oui mais lequel. L’humidité et les soixante milliards de cellules que compte un corps et qu’il faut ajouter à tous les autres. Faire ses affaires devant l’autre. Les chiens aussi n’aiment pas quand tu les regardes faire leurs affaires. Ici, c’est idem. Le point d’orgue, d’orgues il en est question d’ailleurs, Laurens Hammond, digression vibratoire, n’attends pas de confessions, les confessionnaux sont des stations d’épuration. Il n’y a pas assez de recul pour lire le motif. Tu lis la vie d’un homme fragment après fragment, une particule après l’autre, et c’est toi qui mets du sens sur la forme. De la forme naît le mobile. N’attends pas le résumé de l’histoire, ce n’est pas le genre de la maison, que Paul soit né un 20 février 1955, étiré entre une mère qui range la Bible au rayon Science-Fiction et un père pasteur qui a des petits soucis avec la réalité, Paul n’a pas d’autre choix que de fouiller au centre de son cerveau, le tabernacle où la glande-mémoire communie avec la glande-peur. Impossible de s’en extraire de cette boîte crânienne. Devant, c’est un mur de prison. Celui par lequel les toux, les spasmes, les virus remontent ou se transmettent. La vibration originelle du sens. Arrête-toi sur ces formules duboisiennes, jamais ubuesques, elles frappent les parois pour en faire jaillir ce qui est dans ta tête, pour le rendre plus lisible bien sûr, pour le faire éclater surtout. À l’extérieur. Un homme, ça crie, un autre pleure mais ça ne se voit pas. L’eau stagne, ça pue l’espace clos, les mots qui gèlent, c’est le champ sémantique d’un ouvrage de maçonnerie, entends par là le mur, qui colmate le récit. Le Je narratif pour pulvériser la norme sociétale, l’homme dur qui casse, qui ne pleure pas, pour ne pas avouer qu’il est simultanément un bourreau et une pure victime. Passé-présent. Lieu-dates.
Des temples de pierres aux temples de chairs, des boyaux internes d’un immeuble de type condominium aux entrailles externes, jamais Dubois ne dévisse et toi, tu seras choqué. Ou surprise. Tu n’auras pas d’autre choix que de rire aussi. Dubois broie l’humour comme Bruegel l’Ancien le fit dans ses pigments. Digression optique.
Il y a une infinité de façons de gâcher sa vie. Mon grand-père avait choisi une DS19 Citroën. Mon père, le canal clérical. Pour ma part, je préférai entrer dans ce monastère laïc qui se chargeait de régler mes journées dans le soyeux ordonnancement des heures.
Sur les surfaces. Les pneus portent des moteurs. Motos, voitures, avions, courses de chevaux pour déplacer l’impact du sol. Dubois en connaît un rayon et qui que tu sois, il te plaira de le lire. Quel que soit le véhicule, il dissipe puis perd en route la vie de l’être qu’il transporte. Les chevaux. Les oiseaux porte-bonheur. Ou le chien comme élément déclencheur. Ils sont là pour te remettre dans la tête la Nature, avec une majuscule, parce qu’elle sera toujours plus haute que toi ou si minuscule qu’elle envahira ton intérieur sans que tu ne le prévoies. Te remémorer que ta mâchoire peut tuer. Te rappeler ton aptitude à décrocher le sol, ton talent à commettre le mal ou ta capacité à confesser que tu n’es pas aussi parfait que tu veux bien le croire. Souviens-toi, le maquillage et les stations d’épuration.
Paul. C’est à lui que tu songeras, longtemps après avoir lu Son odeur après la pluie, peut-être l’as-tu croisé, Paul, entre Toulouse et Montréal, en te promenant avec le chien. Il ne t’appartient pas, le chien, ne l’oublie jamais, tu en es responsable. Appartenance ou responsabilité. C’est le détail, cette subtilité que traque Dubois à la loupe pour que tu puisses faire le reste du travail. Faire tes affaires. Entre la France et le Canada, lui, il s’est laissé faire. Faire ou choisir. Vivre sans mode d’emploi parce que de toute façon il faut faire avec, parce que le corps n’a pas sa place, il ne tient jamais en place, il n’a plus assez de place pour se tenir debout entre le sol qui descend et le ciel qui monte. Entre, ce sont des véhicules et des immeubles. Point. C’est la fin. Ni pourquoi, ni comment. Dubois n’est pas là pour ça. Il faut rendre l’histoire, les murs avec, c’est la sortie ultime. Point barre. Les hommes ont de l’infini en eux, ils sont faits d’infini, ils ont juste tout gâché. Alors ils se racontent des histoires, ils font des livres-mondes avec ce qu’il faut de style, c’est mieux, et ça les rend meilleurs. Ça extrait d’eux leur meilleure part. Oui. Ils n’habitent pas le monde de la même façon mais ils finissent tous de la même façon.
Sur un point final. La question est de savoir lequel. Et le temps que ça va prendre.
Vivre, c’est résister à la part qui, en nous, agonise (Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir).
Sandrine-Jeanne Ferron
Jean-Paul Dubois, journaliste, né en 1950 à Toulouse où il vit actuellement, commence par écrire des chroniques sportives dans Sud-Ouest. Après avoir suivi la justice et le cinéma au Matin de Paris, il devient grand reporter en 1984 pour Le Nouvel Observateur. Il examine au scalpel les États-Unis et livre des chroniques qui seront publiées dans L’Amérique m’inquiète (1996) et Jusque-là tout allait bien en Amérique (2002). Écrivain, il a publié de nombreux romans, et obtenu le Prix France-Télévisons pour Kennedy et moi (1996), le Prix Femina et le Prix du roman Fnac pour Une vie française (2004), ainsi que le Prix Alexandre-Vialatte pour Le Cas Sneijder (2012). En 2019, il reçoit le Prix Goncourt pour Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon.
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