« Topographie et Histoire Générale d’Alger » - Rencontre avec la nouvelle traductrice
Topographie et Histoire Générale d’Alger, Les Editions du Menhir, mars 2015, traduction et présentation de Fred Romano, 19,90 €
L’actrice, écrivaine et journaliste Fred Romano, vient de traduire et de publier une version inédite de l’ouvrage intitulé Topographie et Histoire Générale d’Alger qu’elle attribue à Miguel de Cervantès et non à Diego de Haedo comme cela a été précisé dans la version de 1870 (1).
Rencontre avec la traductrice de cette nouvelle version :
Vous venez de publier une nouvelle version de « Topographie et Histoire Générale d’Alger ». Qu’est-ce qui distingue votre livre de la version de 1870 ?
Mon livre présente les deux premiers chapitres, la dédicace et la licence royale effacées dans la première traduction car comprenant des éléments contredisant la version officielle (l’auteur serait un lettré catholique). Pour la même raison, les erreurs de latin ont été corrigées et des détails parlants ont été dissimulés (voire supprimés) comme l’allusion aux chausse-pieds, cette signature de l’invalidité. La version de 1870 fait constamment allusion aux « musulmans » quand le texto original ne mentionne ce terme qu’une seule fois à propos des juifs convertis qui ne sont pas de bons musulmans. Enfin l’auteur de 1870 a rajouté des informations qui n’existent pas dans le texte original de 1612, comme les précisions sur l’ancienne ville romaine d’Alger. J’ai la sensation que le texte a été déformé dans des buts de propagande, pour ridiculiser la société algérienne, dans le cadre de la colonisation française.
Dans quelles circonstances avez-vous pris connaissance de cette publication originale de 1612 ?
Des circonstances au moins aussi originales et inattendues que celles qui ont présidé à sa création, il y a quatre siècles, quand le héros de Lépante, invalide, est pris en otage par les pirates d’Alger et réduit en esclavage. L’esclave manchot, ébloui, écrira une encyclopédie sur ses ravisseurs, une circonstance unique dans la littérature, au niveau mondial, d’autant plus que l’ouvrage que j’ai consulté a été corrigé à la main par l’un de ses ravisseurs. Lors de son retour en Espagne, Cervantès encourait donc la mort sur le bûcher, de par le contenu de ce livre : il admet être entré dans des mosquées, s’être disputé avec des ulémas, donc, à cette époque, il s’était forcément converti à l’islam (d’autant qu’ayant promu quatre tentatives d’évasion, il aurait dû être empalé ou brûlé vif, la seule échappatoire possible étant la conversion à l’islam). N’oublions pas que Cervantès, dans le tome 2 des aventures de Don Quichotte, attribue l’autorité de ce texte, de la bouche même de Don Quichotte, à Sidi Ahmed Ben Djeli. Je crois qu’il s’agit de son nom de converti et que cet aveu nous signale que sa vocation littéraire est née en Alger, alors qu’il était musulman. De plus, Miguel de Cervantes Saavedra était d’origine juive (sa mère). Si l’Inquisition espagnole avait pu le condamner, elle l’aurait envoyé au bûcher. Sa faute était plus grande à cause de ses origines (le drame de l’Espagne). Il ne pouvait donc signer de sa main laTopographie et Histoire générale d’Alger. C’est pourquoi il a parsemé le texte de ce qui pourrait sembler à première vue une erreur ou une digression mais qui, en réalité, sont de véritables indices laissés par l’auteur afin que son autorité ne soit pas à jamais bafouée. L’un de ces indices me touche particulièrement et personnellement. Dans cette encyclopédie très rigoureuse pour un ouvrage de 1612, il parle de son aversion pour les chausse-pieds. Seul un invalide peut comprendre. Je suis invalide. Il m’a fallu une sclérose en plaques pour comprendre ce livre… mais ce n’est pas tout…
La réalité est encore plus fantasque. Le 2 janvier 1997, aux puces (Encantes : enchantements) de Barcelona, désargentée et désœuvrée, je me promenais entre les traperos (ceux qui n’ont pas de stand officiel). La police est arrivée, provoquant la panique. Le vendeur qui me faisait face m’a ordonnée de lui donner ce que j’avais dans les poches, en échange de quelques babioles, entre autres une bague sale et ancienne que j’achetais pour mon déguisement de Carnaval. Après des recherches, la bague qui m’a coûté 40 pesetas (20cts d’euro) s’avéra d’or, diamants et aigue-marine. Je retrouvais son propriétaire, le chef des corsaires de Majorque, le premier marquis de Vivot. Le marquis de Vivot actuel m’ouvrit les portes de sa bibliothèque privée et c’est ainsi que je commençais à saisir l’opulence et l’importance d’Alger au 16ème siècle. C’est en cherchant de la documentation sur ce royaume que de vieilles bibliothécaires dans la bibliothèque de Catalogne m’orientèrent vers ce livre de 1612, conservé dans la réserve. Les espagnols étant chatouilleux historiquement parlant quant à la Catalogne, ils oublièrent d’enregistrer ce livre précieux dans leurs archives générales, privant ainsi les universitaires du monde entier de ce document exceptionnel. Ajoutons que les espagnols avaient produit leur propre version de ce livre en 1923 sous la dictature de Primo de Rivera, supprimant les erreurs de latin et d’autres détails cruciaux (je n’ai cependant pas étudié a fond les versions ultérieures à celle de 1612).
Qu’est-ce qui a motivé votre intérêt et votre engouement pour le livre de 1612 ?
Son exceptionnalité, le fait de l’avoir tenu dans mes mains et de l’avoir consulté ; la somme invraisemblable de circonstances incroyables qui nous ont mis en contact ; le fait que lors de mes extensives recherches dans quatre langues (français, espagnol, anglais, catalan), je n’ai jamais trouvé aucune explication satisfaisante à tous les mystères qui entourent ce livre et sa création ni même un simple témoignage de lecture de cet ouvrage concret ; le fait que les médecins m’avaient prédit un horizon de vie de six mois m’a forcée à jeter toutes mes forces dans cette aventure, sans aucun doute, celle qui m’a permis de contredire les meilleurs neurologues d’Espagne. Je peux affirmer que ce livre a sauvé ma vie et a probablement fait que mon cerveau ne souffre pas de graves détériorations.
Quels sont les éléments historiques et autres qui vous semblent importants à mettre en lumière ?
Il y a tant à mettre en lumière qu’il est difficile de savoir où donner de la tête. Mais je crois que le plus important est de rendre à César ce qui lui appartient : Miguel de Cervantès est bien l’auteur de ce livre si riche et si puissant, si complet et ubique qu’il en est difficile à résumer, selon les critères de notre époque. Et je ne parle pas de mon propre destin… Mais il est aussi fondamental de montrer qu’il l’a écrit en tant qu’esclave invalide et que c’est très probablement la création de ce livre qui lui a permis de résister à l’enfer des bagnes d’Alger. Je crois personnellement qu’il contient les clés qui permettent de survivre à des situations extrêmes, des clefs virtuelles, pas dans un mot ou une phrase, mais dans la chair même du texte, voire dans sa structure.
Ce manuscrit est entouré de mystères quant à la véracité de l’identité de l’auteur. Comment expliquer cette situation ? Quels sont les éléments qui confirment que Cervantès est bien l’auteur du manuscrit de 1612 ?
L’une des premières choses qui a attiré mon attention dans l’édition originale de 1612 et m’a poussée vers de plus amples recherches est que l’abbaye de Fromista n’a jamais existé, selon la mairie de Fromista, information confirmée par l’ordre bénédictin.
L’autre preuve de la génialité de ce texte réside dans sa propension à susciter des mystères et des faux. Mais avancer que Cervantès s’était converti à l’islam jusqu’à il y a peu était considéré comme irrecevable, proche de l’insulte voire de la calomnie envers la culture espagnole. Dans ces conditions très limitées décrites auparavant, le véritable auteur ne pouvant dévoiler son identité au risque d’être brûle vif, la porte était grande ouverte aux falsificateurs, qu’ils le fassent pour des raisons politiques (comme les espagnols avec ce livre conservé en Catalogne) ou guerrières (comme les Français colonisant et volant leurs anciens alliés algériens). Je me base sur ces détails que j’ai nommés indices plus haut : entre autres : les allusions à « el obispillo » et « la maya », des traditions catholiques de Castilla la Mancha (la terre de Cervantès), inconnues au pays Basque (d’où venait la famille De Haedo) ou au Portugal (terre d’origine d’Antonio de Sosa, l’autre auteur supposé, compagnon d’infortune de Cervantès) ; l’irritation de l’auteur pour les chausse-pieds (seul un invalide comprend) ; l’erreur sur la date de la bataille de Lépante. En Alger, pas un esclave chrétien ne pouvait ignorer la date de la plus grande bataille navale de tous les temps. Seul l’un de ses héros pouvait prétendre l’ignorer (mais n’oublions pas que quelques lignes plus loin, l’auteur nous explique les deux jours de différence : le passage du calendrier julien au grégorien – celui en usage aujourd’hui). Les grossières (selon des professeurs de latin actuels) erreurs de latin ne peuvent avoir été le fruit de lettrés catholiques mais d’un esprit suffisamment malin pour comprendre qu’à l’époque personne ne parlait bien le latin (et aujourd’hui aussi puisque personne d’autre ne semble les avoir relevées). Les répétées allusions à des objets hérétiques, qui en Espagne ont conduit des dizaines d’innocents au bûcher, comme l’Histoire d’Afrique de Hassan ben Mohammed el-Wazzân ez-Zayyâti, dit Léon l’Africain ou encore Jean de Léon, ou encore la baliste, arme hérétique pour les catholiques (car utilisée par les protestants hérétiques des Pays-bas). Enfin, grâce à la dédicace supprimée dans la version française de 1870, j’ai pu découvrir le tombeau familial des De Haedo et constater qu’en dehors de l’archevêque de Palerme, le seul autre Diego de Haedo était mort en 1913.
De nos jours, quelles sont l’importance et la valeur symbolique et autres de cet ouvrage qui date du dix-septième siècle ?
Vu ce que j’ai exposé auparavant, je dirais que cette importance est fondamentale. Les français du 19ème siècle ayant eu l’outrecuidance de déformer l’Histoire d’Alger, il s’agit bel et bien de redonner au peuple algérien un joyau qui leur a été soustrait depuis 1870. On ne peut pas priver un peuple de son histoire. Par ailleurs je suis persuadée que Topographie et Histoire Générale d’Alger devrait nous aider à mieux comprendre « Les aventures de Don Quichotte ». Enfin, j’espère que la publication de ce premier tome me permettra d’entreprendre la traduction (jamais réalisée) puis publication des deux autres tomes, contenant eux aussi de précieuses indications.
A la fin de votre introduction, vous écrivez : « je veux proposer au lecteur du troisième millénaire de se laisser emporter par ce fabuleux et impitoyable portrait d’un monde vieux de quatre siècles, tant musulman que chrétien, et pourquoi pas d’y quérir les causes de notre actuelle mésentente, afin de récupérer notre mémoire commune ». Comment ce livre pourrait contribuer à réconcilier Musulmans et chrétiens ?
Tout d’abord, récupérer notre mémoire commune. Car Topographie… est formel : la majeure partie des Algérois sont d’origine européenne (en majeure partie espagnols). Ensuite, il s’agit d’un livre sur un royaume musulman, écrit par un catholique converti de force à l’islam. Grâce à lui, nous avons donc accès à une pluralité de vues d’une incroyable richesse. Mais laissez-moi vous faire remarquer que dans la phrase que vous citez, je ne fais en aucun moment allusion à la réconciliation entre musulmans et chrétiens, mais à la possibilité d’explorer une mémoire commune, ce qui, sans aucun doute, provoque un rapprochement certain. Nous rêvons tous, je crois, nous hommes et femmes de bonne volonté, d’une réconciliation fraternelle entre personnes qui nous sont familières. J’ai été recueillie, adolescente fugueuse, par une famille kabyle à Mantes-la-Ville, qui m’a offert toit et nourriture sans me poser de questions ni exiger quoi que ce soit. Je crois que cette réconciliation est plus que possible, je crois qu’elle est souhaitable voire nécessaire. Peut-être ce livre est-il une première marche…
Nadia Agsous
(1) Topographie et Histoire Générale d’Alger, par le Bénédictin Fray Diego De Haëdo, Abbé de Fromenta, dédiée au très illustre seigneur Don Diego de Haëdo, Archevêque de Palerme, Président et Capitaine-Général du royaume de Sicile, imprimé à Valladolid en 1612, traduit de l’espagnol par MM. Le Dr. Monnereau et A. Berbrugger, en 1870.
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