Tombeau de Marceline Rozenberg (par Marie du Crest)
Les pères inventent le prénom de leur fille comme les poètes trouvent un titre à leur recueil. Ils partent à sa recherche comme les chercheurs d’or en quête de la pépite miraculeuse. Pendant des jours et des semaines, leur tête cogite, s’agite. Et un beau jour, une présence de syllabes et de voyelles. Un rythme sonore, comme la seule note juste. Indélébile, tatouée sur le cœur. La chair d’un corps dans ce seul mot, toute la vie, toute sa vie d’enfance et de vieillesse. Etre déclarée, proclamée vivante à la face du monde.
Seuls ceux qui aiment en trouvent les secrets, les formules magiques, les raccourcis sentimentaux dans les calendriers, dans les arbres aux robustes branches dont les fruits sont de tendres disparus. Prénoms en fleurs, écloses en fruits mordus, en nuit et en soleil, en pays de cocagne, en saints écorchés, décapités, crucifiés, en fantaisies aventurières et en langues mystérieuses.
Shloïme grimpe les escaliers d’une vieille mairie de lointaine province, avant-guerre. On est en 1928 à Epinal où coule la froide Moselle. C’est le mois de mars, du printemps bientôt.
La petite rouquine est née. Elle est plus petite que petite. Elle ne voudra jamais grandir pour rester la petite du père.
Elle est rousse-juive et gauchère
Elle est juive-rousse et gauchère
Elle est gauchère-juive et rousse
Elle est gauchère-rousse et juive.
Commencer alors par le M.
Myriam.
Mais
M comme Marceline, sainte fêtée quand l’été a déjà oublié le bal des pompiers : le 17 juillet. Shloïme a choisi le prénom de la poétesse. Le sait-il ?
C’est beau ton âge
D’ange et d’enfant,
Voile ou nuage
Qui te défend
Des folles âmes,
Qui font souffrir ;
Des tristes flammes
Qui font mourir.
Marceline porte un joli tablier sur sa robe en velours. Une robe que l’on a envie de caresser comme le pelage d’un chat aimé. Elle joue à être une grande voyageuse avec sa minuscule valise en carton bouilli qu’elle transporte, serrée contre elle comme s’il lui fallait brusquement partir pour la gare, monter dans un train soufflant comme une bête. Elle voyage de sa chambre au jardin, avec cette mallette d’Ali Baba. Elle a réfléchi à tout ce qu’elle devait mettre dans ce minuscule et modeste coffre de sa jeune existence : ses trésors à elle et à elle seule. Souvent elle ouvre la malle enfantine et vérifie que tout y est : trois billes, une agate, une tourbillon, une berlingot. Ce sont ses pierres précieuses, ses améthystes d’enfance. Il y a aussi, tout au fond, une vieille boîte d’allumettes un peu cabossée dans laquelle elle a caché deux petites coquilles d’escargot vides tellement légères et à côté, un baigneur, cadeau dérisoire découvert dans un paquet de chicorée amère. Les grosses coquilles d’escargot vides sont des coquillages de la mer retirée, des jardins après la pluie, des mollusques disparus. Et pourquoi donc appelait-on ces poupées des baigneurs, pense-t-elle ? Marceline s’imagine que ce sont des bambins trouvés un jour, abandonnés sur une grande plage du nord, roulés dans les vagues des océans immenses. Elle est leur mère adoptive, leur cajoleuse. Ou bien que les baigneurs nageront un jour dans le grand bassin d’une piscine sonore, en riant aux éclats.
Elle repense à cette première valise des voyages imaginaires, des voyages heureux. Où est-elle passée ? Egarée, volée, fouillée, entassée comme toutes celles jetées, accumulées au Kanada. Plus grandes mais si tristes et si désespérées. Pourquoi avaient-ilsdonné à cet endroit où les derniers vêtements pliés à la hâte, la ménorah des familles, le gobelet ciselé pour shabbat, avaient échoué, abandonnés sous les coups, les gueuloirs épouvantables, ce nom-là ; est-ce le froid de la Mort, des hivers terribles des plaines polonaises qui résonnait dans ce mot Kanada, dans ce dernier voyage vers les neiges dans les immenses forêts de bouleaux ? Le Nord de l’Amérique pouvait-il être La petite Pologne ?
Mais elle est peut-être encore au fond du grenier de la maison ? Là-bas où souffle le mistral au ciel si bleu. Elle l’espère. Une autre enfant l’aura découverte et aura pris soin du vieux baigneur aux grands yeux étonnés. Elle aura joué avec ses billes dans une cour d’école.
Marceline apprend par cœur tous les poèmes du monde ; chansons sans musique, airs de mots si beaux. Elle se les récite. Elle ne veut surtout pas les oublier.
Le soir, dans la pénombre de sa chambre, Marceline lit couchée l’histoire de La chèvre de Monsieur Seguin. Elle connaît par cœur la première phrase du conte :
Ah quelle était belle la jolie petite chèvre de Monsieur Seguin !
Il suffit à Marceline de fermer les yeux pour reconstituer toute l’histoire de l’animal. Marceline a envie de pleurer, elle a envie de dire à Blanchette de rester auprès de son maître, de penser à la mort de La vaillante Renaude, de méditer sur ce qui lui est arrivé. Elle veut lui dire que les loups sont impitoyables dans la montagne, qu’ils la tueront. Elle ne redescendra pas vers l’enclos.
Le loup de la nuit, le loup de la mort, le loup du sang et de la dévoration. Les loups du maquis odorant et il y a partout aussi les hommes-loups.
Jamais la jolie chèvre n’écoutera Marceline.
Marceline observe le tableau pendu au mur dans l’appartement de sa vie de maintenant, de la vie d’Après. Un tableau qui ne vaut rien : est-il même signé ? Un brocanteur dirait c’est une croûte !
Elle l’a décroché quand le château a été vendu. Elle en est certaine, c’est le tableau de la chèvre de monsieur Seguin, son fantôme, son inépuisable souvenir, sa vision obsédante enfermée dans le cadre de bois doré, piqué par les vers et marqué par les éclats des balles meurtrières. Elle retrouve la si jolie chèvre blanche en houppelande, le sous-bois et la lumière qui baisse au-dessus de la montagnette.
Je t’assure Marceline, tu te trompes ; regarde mieux la toile ! Ne vois-tu pas le voilier sur la mer, les nuages gris-vert du ciel hollandais qui s’effilochent et sur la rive, se dresse un vieux moulin à vent. Blanchette nulle part.
Marceline a envie de prendre la parole, de dire à chacun.
Oui peut-être, tu as raison mais j’ai si longtemps cru reconnaître les images du conte à la surface du tableau.
Et enfin le jour où : non c’était une nuit. Un vestige de ce qui nous est arrivé comme ceux qu’un archéologue refait venir à la surface, à la lumière de la vie. Une marine mélancolique, n’est-ce pas.
Je vais te raconter qu’autrefois, je fus châtelaine. J’étais sa petite princesse, la ménine de mon père, et lui était le roi de notre royaume au milieu des vignes et des oliviers centenaires. Nous étions arrivés lui et moi, la première fois, dans un cabriolet anglais tiré par un cheval blanc. Les sabots frappent la route. Les automobiles sont rares en ce temps-là. Et puis c’est comme si nous étions dans un carrosse de fée. Nous sentons l’air de la campagne qui fraîchit, au crépuscule. Des grillons stridulent comme des musiciens que personne n’attendait. J’aurais aimé qu’un laquais en tenue chatoyante nous accompagnât et que je portasse une belle robe du Temps.
C’est fin 1940 et nous rêvions encore semblables à des héros de récits merveilleux. Nous avions suivi l’allée principale qui menait au domaine, cette voie plantée de hauts et majestueux marronniers. Devant l’escalier principal, de belles grosses carpes dansaient dans un grand bassin de pierre. Je les ai beaucoup observées par la suite, allant jusqu’à caresser leur dos légèrement visqueux, à leur passage, dans la rapidité de leur nage. J’aurais voulu les rejoindre, me métamorphosant en naïade, en triton. Je leur parlais.
Devant nous se dressait enfin la grande maison aux fenêtres encadrées de briques et flanquée à droite de sa tour. Elle m’impressionnait et pourtant je me sentais fière de pénétrer dans ses murs. C’était chez nous. Il ne s’agissait en rien d’un vrai château bâti par d’illustres chevaliers : ni bâtiment de défense médiéval ni résidence de plaisirs de la Renaissance, ni folie des Lumières mais bien une illusion aristocratique si répandue chez les bourgeois du XIXème siècle. Noblesse aussi du vignoble et de ses ivresses. Je deviens marquise ou comtesse des cyprès et des lavandes…
J’imagine un grand salon avec un beau miroir au-dessus de la vaste cheminée de marbre, un large escalier mais rien d’autre. Les meubles sont habillés comme des fantômes blancs, les volets sont clos, des toiles d’araignée piègent quelques mouches dans les courants d’air.
Tout le monde est parti. Marceline aussi. Elle ne peut plus dire je.
Le père n’est pas revenu.
Chaque samedi et dimanche désormais, on se marie au château, on danse au château, on s’enivre au château. Personne ne pense à eux, à lui et à elle dans la dernière nuit de la fuite impossible. Il faut continuer la vie. Les mariés joyeux à leur tour s’effaceront.
Le 29 février 1944. Un mardi, je crois
Un mois de février avec un jour en plus ; un jour de trop cette année-là.
Février hivernal, du vrai et terrible froid des doigts engourdis, du nez qui coule, des pieds qui se raidissent et des lèvres qui saignent. Du ciel du vent, tellement bleu qu’il transperce les manteaux et fait s’envoler les vieux feutres.
Se frotter les mains dans les mitaines et bouger en sautillant sur ses deux pieds. La bouche souffle de petites brumes.
Au repas du soir, au dernier repas du soir, elle chasse la chaleur de son assiette qui fume comme un feu d’herbes et de bois mort dans le lointain de la campagne. De la viande et des légumes. Un dernier vrai bouillon de pot-au-feu.
Elle aura si froid, si faim après, dans le camp à l’est.
Elle court dormir au premier étage dans une chambrette du château.
Quelque chose rôde, est à l’affût, quelque part entre le village et la route qui va vers le château. Eux, ils sont prêts. Ils savent ce qui va advenir. Les chasseurs attendent leur proie, le moment où ils auront des trophées à aligner sur la pelouse blanchie par le gel. Des hommes et des femmes entravés, bousculés et blessés.
Les premiers coups de feu brisent la nuit et sa vie. Ils se font toujours plus nombreux : les ennemis inconnus. Les assassins rafleurs.
Il faut s’échapper vers le parc, franchir une porte-fenêtre d’abord et gagner le dehors devenu insomniaque, apeuré. Elle sait et son père sait aussi que les assaillants les encerclent : le château maléfique où l’on emprisonne dans le donjon la princesse et son père.
Elle court en pyjama dans la nuit de la mitraille ; son père derrière elle.
Deux respirations du malheur et les bouches qui fument l’hiver. Le cœur qui bat comme un percussionniste enragé.
Derrière la porte en bois du fond du parc, la vie sauve vers la campagne. Une porte pour se dérober à leur haine.
Elle tire le verrou.
L’homme les attend juste de l’autre côté de la lourde porte. Cerbère des Enfers.
Le revolver qui frappe la tête du père.
Après, rien que la douleur, les chagrins, les larmes si tristes qu’elles ne peuvent même pas pleurer.
La terreur vient de commencer.
L’homme qui veut la prendre, dans un réduit parce qu’elle n’est qu’une chose doigter. Il se nomme André le milicien.
Elle fait ses valises sans le baigneur sous la menace des assaillants. La valise, celle pour les hivers terribles dans les forêts de bouleaux ; une valise avec de vieux pull-over, des chaussettes de laine et une écharpe tricotée qui finira sur les piles énormes du Kanada. Des montagnes d’effets montant vers le ciel des Cheminées. Elle plie la robe de chambre blanche que sa mère lui a donnée pour sa nuit de noces, dans la valise de leur adieu à tout ce qu’ils étaient. La belle robe de chambre blanche de la petite princesse. La valise porte son nom, leur nom : Montagne de roses.
A Paris, on joue Antigone d’Anouilh.
Les locomotives et les wagons roulent vers les prisons, vers Drancy, vers A.B.
Avril, le treizième jour de 1944.
Le convoi numéroté, répertorié, archivé dans un registre.
#71.
Un convoi funèbre. Un train d’Enfer.
Les trains pour les bêtes, les hommes, les femmes, les enfants et les vieillards poussés dedans, les uns contre les autres, les uns sur les autres : étouffer, suffoquer, trembler et de peur et de froid, crier, hurler, perdre son intimité, se débattre, avoir si soif et ne plus trouver le sommeil. Mourir.
Wagons sans le paysage, sans les gares attendues. Wagons qui filent, traversent des pays.
Tout droit vers l’est, vers les plaines froides.
Attention, ce train ne prend pas de voyageurs.Ecartez-vous de la bordure du quai.
Un train de marchandises dans l’épouvante de son fracas. Il est un vent en rafale sur le quai de la gare. Elle regarde passer ces mastodontes terrifiants rouge et brun qui ne s’arrêtent pas. Machines inhumaines. Ses yeux sont des larmes.
Les trains sont-ils toujours des trains fantômes ?
Ils descendent des trains et eux seuls peuvent voir et entendre. Un jour peut-être raconter. C’est ici la Frontière, le dernier Passage…
La main de la petite dans la main du père ; ces deux tendres mains qui ne veulent pas se lâcher.
Après juste un immense Blanc, le Silence contre tous leurs bruits, leurs coups dans le ventre, les coups de leurs armes.
De la fumée dans ce ciel ardent et ne plus rien écrire.
Marceline la petite princesse est rentrée sans son roi.
Rousse juive et gauchère
Rousseur de sa tignasse d’artiste, rousseur des perles d’ambre de son collier… La petite étoile en diamants brille à son cou, un grand papillon aux ailes précieuses s’est posé sur le revers de sa veste.
Et son regard qui a tout vu. Les yeux de la fille de Birkenau.
Et ses yeux comme ceux d’Isaac se sont obscurcis.
Le 18 septembre 2018, Marceline Rozenberg. C’est Yom Kippour.
Les roses sur les tombes dans la lumière douce du cimetière Montparnasse.
Marie Du Crest
- Vu : 1945