Tocqueville, Brigitte Krulic
Tocqueville, février 2016, 318 pages, 10 €
Ecrivain(s): Brigitte Krulic Edition: Folio (Gallimard)
Comprendre et définir la personnalité singulière, à la fois privée et publique, de celui qui se rendit célèbre à plusieurs titres durant la première moitié du XIXe siècle sous le nom authentique d’Alexis-Henri-Charles Clérel, comte de Tocqueville, requiert imparablement aujourd’hui un champ de vision élargi au cadre détaillé des évolutions sociales et politiques que connut la France pendant, mais aussi avant le cycle de son existence. Incontestablement nantie d’une connaissance sérieuse de toutes les secousses qui bousculèrent tour à tour les structures et le mode culturel de l’Etat, quelquefois même au-delà des strictes limites du pourtour national, également assurée d’une analyse objective des positions et agissements d’un seul à travers les contrecoups sismiques hérités du grand séisme révolutionnaire de 1789, Brigitte Krulic restitue de façon alerte et clairvoyante le cheminement vital du penseur et écrivain politique devenu après La Fayette sûrement le plus inconditionnel défenseur hexagonal de la démocratie à la mode étasunienne.
Assurément intellectuel et humaniste mais petit homme par la taille (1m62), semble-t-il plutôt timide et souffreteux, aussi descendant traumatisé d’aristocrates légitimistes (avec en outre un aussi présomptueux que présumé lien de descendance avec Guillaume le Conquérant et une parenté peu revendiquée avec Malesherbes et Chateaubriand), ainsi né au lendemain des plus graves agitations révolutionnaires et du sacre napoléonien (1805), dont la vocation deviendrait peu à peu celle de porte-étendard du libéralisme démocratique, Tocqueville devrait pourtant affronter durant sa carrière un certain dédain de son pays – et même longtemps après lui tout en dépit d’un François Furet ou d’un Raymond Aron – finalement assez peu acquis aux enthousiasmes de ses écrits et aux promesses de son idéal politique. Le penseur et écrivain parviendrait cependant à devenir membre élu de la nation, en 1839 (député de la Manche) quand aussi, au temps de 1848, tenant d’un siège à l’Assemblée constituante puis à la législative de 1849. Deux productions écrites relativement célèbres resteront alors de cet assez original homme de plume et concepteur politique du siècle hugolien, De la démocratie en Amérique écrit vers 1835-40 puis publié vers 1855, L’Ancien Régime et la Révolution.
Pour aborder efficacement la trajectoire d’Alexis de Tocqueville, on retiendra essentiellement de l’ouvrage de Brigitte Krulic que celui-ci se commua au départ assez rapidement d’étudiant en droit en théoricien sociologique et politique. Le prétexte d’une étude du milieu carcéral américain serait à la fois sa première embrassade des idées du monde dans l’agencement social et son initiation au voyage hors du cadre intérieur. On voit ensuite l’analyste de la démocratie en Amérique rejoindre l’Algérie pour un périple « nouvellement colonialiste » dont on retiendra du diplomate-essayiste qu’il s’insurgea avec vigueur contre la radicalité militaire tout en restant assez paradoxalement un inconditionnel défenseur de l’inféodation de ce pays à la patrie continentale. Manière sans doute inventive et prémonitoire d’adresser aux peuples la formule du « je vous ai compris ! », le verbe comprendre regroupant alors ceux d’inclure et de soumettre, mais au mode subliminal et définitif. Sauf à déceler une contradiction alimentée d’intellectualisme pur dans ce curieux positionnement de Tocqueville face à l’Algérie, le lecteur ne manquera pas d’entrevoir alors la déficience apparente voire la naïveté suspecte d’une aspiration coloniale aux allures généreuses par déni de toute violence économique faite à un peuple bientôt privé de sa liberté à disposer de lui-même.
« L’admirateur des idéaux de 1789, le théoricien de l’inéluctable avènement de la démocratie frémit de dégoût et de colère au spectacle de la “populace” qui sort du rang pour s’emparer du pouvoir… » (p.173). Cette traduction de son regard porté à chaud sur la Révolution de 1848 épingle avec netteté la complexité évidente (pour ne pas dire l’ambiguïté) de la personne et de la pensée très fusionnelles d’Alexis de Tocqueville. Grâce à diverses facettes brillamment mises à nu au long de son ouvrage consacré à l’homme public et plus intime, la normalienne Brigitte Krulic exhume avec excellence ce qui, par Tocqueville interposé, aura doté notre patrimoine culturel d’une pensée sociologique, certes originale et sûrement parfois avant-gardiste pour son époque, mais a contrario et a posteriori aussi l’une de ces sensibilités élitistes à tout jamais sanctionnée par un tranchant et régulier désaveu populaire. La raison d’un tel effet négatif transparaîtra essentiellement aux yeux du lecteur dans ce mépris non contenu et non dissimulé qu’il réservait aux couches d’extraction modeste (le menu peuple globalisé en terme de populace) relayé comme un message biblique conciliant des honneurs à Montesquieu sous la manière de livres d’heures civiques brandis à la face du monde comme les incontournables recettes du bonheur social et politique.
« C’est la Révolution qui recommence » : dans ce chapitre qui fait référence aux événements de 1848, le retranscrit efficace et saisissant des visions et attitudes de Tocqueville durant cette montée d’effervescence publique donne à l’auteure l’occasion de recenser chez le théoricien qui se proclame démocrate, et face à la réalité de l’histoire, l’impuissance ou l’infirmité de ses plus lucides raisonnements. « La crise économique qui frappe durement le pays, avec la hausse du prix du pain et la généralisation du chômage, attise le mécontentement populaire. Bref, prophétise Tocqueville, la classe politique s’endort sur un volcan » (p.167). Ce sommeil ne le concernait-il pas hélas tout autant ? S’il n’est pas question ici de dénier au penseur politique son esprit visionnaire en cette situation du printemps 1848, on s’étonnera néanmoins de sa caution apportée auparavant à la Monarchie de Juillet avec Guisot notamment, puis au bain de sang sur lequel cela aboutissait au seuil de l’été suivant. « Dressant le bilan de sa victoire, Cavaignac (ministre de la guerre) pouvait affirmer au soir du 26 (juin 48) : “L’ordre a triomphé de l’anarchie. Vive la République !” Cela au prix d’une terrible boucherie : 5000 morts chez les insurgés (tués ou fusillés sans jugement) » – précise Pierre Milza dans son très fameux Napoléon III. Brigitte Krulic appuie d’ailleurs la contradiction de Tocqueville par cette analyse : « On sent à chaque page de ses Souvenirs et de sa correspondance la répulsion quasi physique que lui inspirent ces émeutiers exaltés et débraillés qui bousculent les procédures et les formes établies » (p.173-174). L’esprit du maintien de l’ordre acquis et cette répulsion sélective de la violence par distinction évidente de sang rouge ou blanc ne transparaissent que mieux chez Tocqueville lorsque l’on se reporte alors directement à la première phrase de cet ouvrage « Le lignage qui insère l’individu parmi les maillons d’une chaîne ininterrompue, le poids des solidarités familiales, la mémoire obsédante des échafauds de la Terreur : tout cela, condensé dans cette formule des Mémoires d’outre-tombe, rapproche singulièrement Chateaubriand et Tocqueville, malgré la génération qui les sépare » (p.11)… une fascination pour le roi leur faisant commun appétit, peut-on déduire de surcroît !
Quand Tocqueville s’ingéniait alors à démontrer dans sa toute dernière œuvre que l’Ancien Régime avait recelé en lui-même le mûrissement favorable des réformes révolutionnaires, on peut entendre qu’il réhabilitait de façon plutôt habile la modalité générale d’une forme étatique pourtant fondamentalement inégalitaire (la monarchie) qu’il ne tiendrait alors jamais véritablement responsable des chaos engendrés par son principe. « Tocqueville est parvenu à la conclusion que l’Ancien Régime s’est affaissé de lui-même sous le poids des années et des changements insensibles qui ont affecté les idées et les pratiques sociales ; avec un peu plus de patience, on aurait pu le transformer progressivement sans en détruire, par une explosion violente, tout à la fois les bons et les mauvais côtés » (p.241) Sûrement, essentiellement en raison de son indéfectible statut aristocratique dont il tirait une sourde fierté, sûrement aussi par son mépris des règles de pauvreté savamment organisées et entretenues par l’Ancien Régime, Tocqueville oubliait de la sorte le degré de délitement et d’iniquité sociales perpétré par le Valois et le Bourbon depuis l’ère féodale jusqu’au temps de 1789. Rappelons alors que la convocation des états généraux avait été quasiment extirpée au roi Louis XVI cette année-là quand, depuis 1614 et de son côté – c’est-à-dire selon la même optique que ses prédécesseurs –, le roi ne s’était en vérité jamais soucié de la condition misérable de ses sujets et du carcan structurel immuable dans lequel ils restaient enfermés. « Les députés répondent à ces circonstances (du 4 août 1789) en opérant l’une des plus fantastiques destructions qui soit : le vieil ordre juridique et social édifié par des siècles d’histoire, cette vieille société organique composée d’ordres, de corps, de communautés, hiérarchisés et définis par leur privilèges, sont détruits en quelques heures dans l’enthousiasme général… » (Yann Fauchois, de la Régence à la Révolution, Journal de la France et des Français, Gallimard, p.1072-1073).
« Disciple de l’école américaine, j’ai toujours pensé que le corps législatif devait être divisé en deux chambres, avec des différences dans leur organisation. Cependant je n’ai jamais compris qu’on pût avoir des législateurs et des juges héréditaires. L’aristocratie, Messieurs, est un mauvais ingrédient dans les institutions publiques. J’exprime donc, aussi fortement que je le puis, mon vœu pour l’abolition de la pairie héréditaire[] ». Cinquante années après la Révolution française, sans doute était-il en effet temps d’entrevoir un tel remaniement équitable. Hormis le fait que cette sorte de vibrante auto-flagellation proclamée devant l’Assemblée puisse laisser songeur si l’on considère aussitôt les répulsions annoncées auparavant dans cet article, le fonds de commerce de Tocqueville ne se voit alors pas loin d’emmagasiner à son compte la galerie fameuse des déclarations de La Fayette avant lui… Comment reste-t-on par ailleurs aussi lucidement le chantre à tout crin de la démocratie américaine, de ce temps tout encore très résolument esclavagiste ? Il est vrai qu’à Athènes et lors des balbutiements démocratiques, ce statut servile ne paraissait pas non plus la cible d’un moindre abolitionniste. Néanmoins, et au profit du temps expérimental, aurait-on pu espérer d’un penseur se réclamant d’un renouveau de l’esprit de justice qu’il se souciât de ce non moindre aspect de déséquilibre. Le vibrant paradoxe endossé par Tocqueville expliquera peut-être enfin l’enthousiasme relatif que remportera après lui – y compris après de nombreuses décennies – sa signature appliquée au bas de ses peu résurgents écrits mais dont on voudrait encore, quelquefois, par effet de mode et de sensation plutôt que par adhésion critique, redorer la calligraphie…
Cette remarquable mise en relief d’un penseur politique français, effectuée avec précision et sans complaisance grâce au regard avisé de Brigitte Krulic, mérite de vifs compliments à son auteure autant que de récolter une inspiration heureuse auprès de nos brûlants revendicateurs actuels des modes vertueux de la politique.
Vincent Robin
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