Tigre, Jan Jutte (par Yasmina Mahdi)
Tigre, Jan Jutte, Editions des Eléphants, octobre 2020, trad. néerlandais, Inge Elferink, 56 pages, 15 €
Entre forêt et jungle
Le dessinateur et peintre Jan Jutte, né en 1953, diplômé des Beaux-arts d’Arnhem, a illustré des textes d’auteurs très populaires dans son pays, tels que Guus Kuijer, Sjoard Kuyper, Toon Tellegan, etc. Il travaille aussi pour la presse et le théâtre, et a été trois fois lauréat du Prix du Pinceau d’or. Dans ce nouvel album jeunesse, Tigre, l’histoire commence par les pérégrinations habituelles d’une petite dame fantasque qui aime se promener. Joséphine, cette douce grand-mère, vit seule. Dans un paysage de neige, dépouillé, elle va rencontrer inopinément un tigre à la fourrure rousse rayée de noir. Nous savons que le tigre est le plus grand prédateur sauvage carnivore terrestre et le roi des animaux. Dans la mythologie hindoue, il sert de monture à Durga. Il est également le symbole de libération nationale sur les colons anglais du Bangladesh, de l’Inde et de la Malaisie. Dans le texte de Jan Jutte, il s’agit plutôt d’un tigre de papier, ni agressif, ni féroce, ni jaloux… Dès la surprise passée, Joséphine adopte aussitôt le magnifique félin comme nouveau compagnon.
Nous passons d’une forêt froide, dépeuplée, à un intérieur chaud et douillet. Tigre se comporte comme un gros chat ronronnant et câlin et le bel animal habite désormais avec sa nouvelle amie. La chambre de Joséphine ressemble un peu à celle de Van Gogh à Arles ; l’intérieur est sobre mais joliment décoré, des photographies indiquent le passé intime de la vieille dame. Joséphine, désormais, emmène le félin en ville, ce qui donne l’occasion à l’illustrateur de peindre des vues typiques d’une ancienne ville des Pays-Bas. Les complémentaires orange rosé et bleu azur éclatent sur la blancheur hivernale. Les habitants de la cité, leurs vêtements ainsi que leurs attitudes sont minutieusement reproduits. La peur fait place à l’acceptation et Tigre est transformé en vedette, en attraction de choix, et va jusqu’à transporter les enfants sur son dos ! Le mauve, le violet, les camaïeux de jaune, la gamme chromatique des verts ressortent sur le froid du nord où la nuit tombe vite.
Soudain, l’animal tombe malade et perd les rayures de sa robe majestueuse, se décolore. L’on pense à Dersou Ouzala d’Akira Kurosawa, qui, en blessant le tigre de la taïga, perd sa vue, ses aptitudes de chasseur, sa liberté, le contact avec la forêt et la symbiose avec la nature. Sur les conseils d’un vétérinaire, Joséphine va entreprendre un grand voyage, l’unique solution pour que Tigre guérisse : le retour dans la jungle, afin de regagner son milieu d’origine. Peu à peu, le bel animal récupère, lors de la traversée, sa santé et ses rayures noires. Les vues du trajet en paquebot, du peuple indien, de la végétation luxuriante sont splendides. Les oriflammes des feuillages, les nuances des physionomies ont des tonalités pimpantes, ocre jaune, vert émeraude, rousses, anis. De retour dans la grisaille du territoire nordique, Joséphine ressent le manque et une grande tristesse. Le noir et le gris sur fond rouge rose assourdi incarnent le deuil et la séparation. Le récit de l’album est porteur de valeurs : un apologue de l’amitié et du respect du vivant. J. Jutte brosse également le portrait des âges de l’existence, de l’enfance à l’âge mûr. L’auteur met également l’accent sur la résilience, la capacité d’une espèce, hélas en voie d’extinction, ou très affaiblie, à se réadapter dans son milieu d’origine. Les jeunes lectrices et lecteurs vont apprendre à reconsidérer l’animal, à l’envisager non comme un jouet ou un esclave de leurs caprices, mais comme un être doué de raison et de sensibilité.
Riche d’environ 25 scènes de grands formats, l’illustrateur campe des situations repérables dès l’âge de 4 ans. Le texte apporte de l’amplitude discursive à l’enfant.
Yasmina Mahdi
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