Théorie générale de l’oubli, José Eduardo Agualusa
Théorie générale de l’oubli, traduit du Portugais (Angola) Geneviève Leibrich, février 2014, 171 pages, 17 €
Ecrivain(s): José Eduardo Agualusa Edition: Métailié
Il y a la littérature portugaise métropolitaine, magnifique de lumière et de mystère – de « saudade », aussi ; et puis il y a la littérature portugaise africaine – celle des anciennes colonies ; presque une autre langue, une autre lumière, des mystères et de la magie – encore plus. Les deux, une littérature sublime.
Cet Agualusa là – la jeune garde lusitano-africaine – est justement de ce tonneau : éclatant de lumière, larmes et rires, touillant merveilleusement les vieux mythes, les contes, la guerre civile, les coups d’Etat, la peur dans le ciel aveuglant de l’Angola au bord de son indépendance. D’autres y avaient mis la plume, et avec quel talent !
Le cul de Judas de Lobo Antunes nous avait laissé l’impression que la page était tournée pour la littérature, sur le conflit postcolonial. Et revoilà, pourtant, l’Angola, ses rues poussiéreuses, les milices cubaines, la fuite des colons… la guerre, mais autrement, et pas moins réussi.
Comme une mangue ou une goyave, le récit : des pelures, puis des tranches, encore d’autres, avant que de buter sur un noyau étrange. On avance, de bizarre en mystère ; de temps en temps, une pause ; des esquisses de poèmes lancés sur la page, et même un haïku, précieux comme un bijou.
L’affaire est étonnante, sent plus le fait-divers, que le parfum littéraire ; serait un « événement réel », mis – a-t-on envie de dire – dans les mains d’Agualusa ! Une femme blanche – particulière – « après la mort de ses parents, elle alla vivre chez sa sœur. Elle sortait rarement. A la tombée du soir, elle s’approchait de sa fenêtre et regardait l’obscurité comme si elle se penchait sur un abîme ». La guerre. La famille part et disparaît – la débandade, propre à ces périodes cul par-dessus tête. Le temps, le quotidien, la vie, perdent le sens de l’orientation. Ludovica, seule, reste à l’appartement, bientôt muré (résidence « les enviés », quartier chic et résidentiel au bord des vastes zones noires affamées. L’Afrique coloniale). Cela durera des décennies… Il y a ceux qui craignent par-dessus tout que les autres les oublient, et ceux, qui recherchent la disparition ; entre ces deux pathologies, Ludo choisit le plongeon progressif dans l’absence, comme une mort arrêtée avant la fin. « J’ai peur de ce qui est au-delà des fenêtres, de l’air qui entre à flots et des bruits qu’il charrie »…
Magnifiques pages que ce chemin de Ludo, survivant, seule dans la résidence, comme perdue dans l’univers. Images de science-fiction. Son chien, Fantôme, un singe entrevu – Che Guevara – le figuier de la cour, un pigeon voyageur à message, quelques poules attrapées puis élevées… la radio, au début, les disques et les livres et puis, le froid et le papier qu’on brûle, la faim, aussi… L’écriture comme seule compagnie, à même les murs, quand le papier a disparu ; « en brûlant Jorge Amado, elle avait cessé de pouvoir revisiter San Salvador ; en brûlant Ulysse de Joyce, elle avait perdu Dublin… ». Formidable fable où, lire et écrire permet, seuls, d’échapper au néant ! Étrange Robinsonne, qui ne veut – semble-t-il – aucun bateau pour la délivrer. Fenêtre sur cour, à sa façon – un œil par les vitres, un autre par les fissures du mur doublant la porte – des bruits, des menaces angoissantes ; une agression, un mort. « Le soir tombait, le matin arrivait, c’était le même vide, sans commencement ni fin ». Un espace sidéral.
Mais, le quotidien, la guerre, puis l’après-indépendance, l’Angola de tous les jours, sont là, et, parfois sonnent à la porte. Pour nous, souvent, la guerre arrive par la TV ; pour Ludo, c’est derrière ses fenêtres et ses murs, comme ailleurs, toujours. Le bruit du monde, la vie sont des interfaces qui interviennent – parfois, à peine, et dérangent ses jours de femme du dedans. Le dehors s’invite, n’est pas de tout repos. Le vacarme dehors, le silence dedans… étrange et constant tempo du livre.
Tout un peuple posé dans la folie des conflits, trouvant dans l’humour et une bonne dose d’humanité la force d’avancer. Celui donné pour mort, sauvé par une ethnie lointaine, un journaliste, quelque musicien anciennement afro ; des disparitions comme on raconte en Afrique et, Agualusa qui nous dit de ne pas trop croire à tout ce qu’il nous raconte. Pont, ou bien clé, boucle du récit : un enfant métis, venu des rues ; l’enfant qu’elle aurait, ou qu’elle a eu, ailleurs… celui qui lui fait dire, quand on lui propose de rejoindre le Portugal : « ma famille, c’est cet enfant, le ficus là dehors, le fantôme d’un chien… la lumière dans ce pays est une fête… ».
Car, et ce n’est pas la moindre magie de ce livre, c’est du dedans – de l’appartement, de la femme étrange, que finit par venir (ou revenir) le coloré, le jour, la vie, donc. Et cette lumière asperge d’espoirs l’Angola de José Eduardo Agualusa.
Martine L Petauton
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