Théorie critique du sport. Essais sur une diversion politique, Jean-Marie Brohm
Théorie critique du sport. Essais sur une diversion politique, QS ? Editions, coll. Horizon critique, septembre 2017, 384 pages, 20 €
Ecrivain(s): Jean-Marie Brohm
Avec une pugnacité jamais entamée, voire renforcée au fil du temps, Jean-Marie Brohm, infatigable, poursuit son combat entamé dès 1964 avec un premier article, dans la revue Partisans, par ce jeune professeur d’éducation physique au Lycée Condorcet depuis quelques mois – il avait alors 23 ans. Après d’innombrables et intarissables publications, le présent ouvrage Théorie critique du sport est majeur. Il apparaît comme une quintessence, une somme, inséparable du regard d’ensemble sur son propre parcours de celui qui – tout en s’appuyant comme toujours sur le corpus d’une énorme bibliographie (notamment de langue allemande) – peut affirmer : « La généalogie de la Théorie critique du sport est intimement liée à mon histoire personnelle ».
Son propos affirmé et réaffirmé est celui d’une « critique radicale du sport » dans une « sociologie politique » dialectique. Car « j’ai analysé l’institution sportive comme une agence intégrée du mode de production capitaliste […] du point de vue de l’économie politique de Marx ». Intuitivement puis méthodiquement, étape par étape,
« j’ai construit un discours d’ensemble en soulignant que la logique de la compétition est le facteur constituant fondamental du sport, et que la matrice d’intelligibilité ultime du sport ne réside pas dans le sport lui-même, mais dans la société globale dont il procède à la fois historiquement et sociologiquement : le capitalisme ». « Le sport a toutes les caractéristiques du travail hautement spécialisé ».
Ses convictions se sont toujours plus ancrées puisque « C’est peu dire que les thèses centrales de ma sociologie politique du sport ont toutes été confirmées par l’évolution récente du sport contemporain ». Et voici donc qu’il enfonce derechef le clou, balayant une nouvelle fois, l’un après l’autre, arguments et invectives de rigueur à l’appui, tous ses adversaires, tous ceux qui, soit l’ont délibérément ignoré, soit ont tenté d’étouffer sa voix, soit se sont dressés sur sa route avec des prises de position jugées faibles et partielles mais avant tout incompétentes et volontairement aveugles.
Sans qu’il reprenne sa respiration, la philippique se poursuit, implacable. « La dynamique profonde du phénomène sportif est sa tendance à se développer en une totalité institutionnelle […] à l’échelle mondiale […] qui cherche à [tout] englober » ; « cette forme […] ne s’est réalisée dans toute sa pureté qu’avec le développement le plus riche et le plus universel de la compétition dans la société capitaliste avancée ». « Le sport de compétition – expression, de fait, pléonasmique – est organisé institutionnellement pour désigner la meilleure performance, le meilleur compétiteur, la meilleure équipe», « véritable obsession concurrentielle ». « Le bloc sportif [est] un immense appareil hiérarchisé, [composé] de séries de séries » ; « la hiérarchie sportive, ouverte, fluide et temporaire, est […] présentée comme une hiérarchie de compensation à la hiérarchie sociale », ce qui est en vérité un illusoire « miroir aux alouettes » à la fonction mystificatrice. La bureaucratie tentaculaire des « pouvoirs sportifs » constitués édifie une prison aux barreaux sans cesse plus nombreux, plus épais. « Les sportifs sont […] intégrés comme de simple rouages dans des organisations sportives [devenues] pharaoniques ». « Le sport, qu’il soit de masse, de loisir, ou de compétition, contribue […] aux multiples encadrements ou arraisonnements du temps libre des individus. Il participe totalement de ce que Cornelius Castoriadis a appelé “l’industrie du vide” ».
Bien. Pour autant faut-il se laisser emporter, noyer, par cette avalanche, ce langage philosophico-sociologique propre à Brohm usant à profusion et très naturellement de termes plus ou moins ésotériques qu’il s’agisse de « scotomisation », de la « multiplicité rhizomatique », ou de cent autres ? Faut-il s’en tenir à cet univers peint uniquement aux couleurs d’un Soulages ? En juin… 1977, dans la recension que j’avais effectuée à l’époque pour Le Bulletin Critique du Livre Français de sa Sociologie du Sport (1976), j’exprimais combien « de telles recherches sont roboratives dans la mesure où il est toujours essentiel de voir les “idées reçues” mises en cause » ; tout en relevant « il semble y avoir dans ces pages une méconnaissance du grand bonheur qui peut naître d’une pratique sportive enthousiaste, lucide et poussée aussi loin que l’homme, être doué d’intelligence et de volonté, le juge bon ». Ce double constat n’est-il pas toujours valable ?
D’autre part, Jean-Marie Brohm, puisque le sport d’aujourd’hui serait consubstantiellement lié à l’émergence du capitalisme, s’attache radicalement à la « Déconstruction du mythe idéaliste du sport “vieux comme le monde” », à cette continuité imaginaire artificiellement construite et revendiquée par les « historiens » qui entendent légitimer une essence intemporelle du sport depuis l’origine des temps ; et il refuse que le sport puisse être « érigé au rang d’une “culture” et même d’un “art” ». Pourtant, est-ce un leurre que de dire qu’entre Léonidas de Rhodes, prêt à s’élancer depuis la raie creusée dans le marbre blanc du stade d’Olympie – lui qui fut entre 164 et 152 avant Jésus-Christ le quadruple lauréat consécutif du « Stadion » (192 mètres), du « Diaulos » ou double stade, et de la course aux armes ! – et Jesse Owens ou Usain Bolt frémissant dans les starting-blocks avant de jaillir devant 80.000 spectateurs, oui est-ce un leurre que de penser que leurs sensations, leurs sentiments intimes, furent très exactement identiques ? Doit-on nier qu’existaient alors des calendriers réguliers de compétitions permettant l’élaboration de palmarès comparables à ceux des champions modernes ? Enfin et surtout le capitalisme poussé à l’extrême par sa logique interne est-il ce carcan absolu régissant de A à Z toutes nos existences, n’avons-nous aucune autre dimension possible, et la démonstration conduite ici au canon contre « le sport de compétition » – pour reprendre cette « tautologie » – ne devrait-elle pas être érigée face à toutes les activités humaines ?
Bref, on l’a compris, Théorie critique du sport. Essais sur une diversion politique de Jean-Marie Brohm justifie une lecture des plus attentives et la dimension inusitée de cette note. Nul doute d’ailleurs que si celui-ci vient à en prendre connaissance, elle lui permettra de rebondir avec ses certitudes et son punch coutumiers.
Jean Durry
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