Théâtre du vrai et du faux Opéra Panique, Alejandro Jodorowsky, par Didier Ayres
Opéra Panique, Alejandro Jodorowsky, Métailié, mai 2018, 96 pages, 7 €
Comment aborder cette pièce d’Alejandro Jodorowsky, théâtre auquel revient l’auteur après une longue interruption, en essayant de démêler le discours latent de cette comédie et ses buts, sans en détruire l’originalité ? Car bien que l’on puisse aisément rapprocher ce texte du Godot de Beckett ou de Ionesco, et mettre à profit la théorie de l’absurde qui a si bien réussi à ces auteurs, on ne dirait pas tout tant cette pièce est globale, et parle faux pour dire vrai et vrai pour dire faux. Oui, nous sommes bien au cœur de l’absurdité humaine et sa manière folle de réagir, mais ici un petit peu au-delà du monde « vrai », au sein de la compétition, de la guerre, du couple, du débat idéologique et même spectateur d’une scène qui évoque à sa manière délurée et cependant profonde Le Fils de Saul de László Nemes. Donc nous sommes ici au niveau littéraire de Godot ou encore de Pour un oui ou pour un non, même si l’on rit plus, on s’interroge plus en atteignant sensiblement une vérité absolue que seule la vie est capable de réunir et d’assembler sous un masque grotesque.
G : Tes larmes n’ont pas l’air feintes.
F : Tes pleurs non plus.
G : Peut-être as-tu pitié de moi.
F : Peut-être que tu pleures vraiment devant mon malheur.
ou
D : Nous combattrons les faux Généraux !
A : Oui, mon Général !
C : Nous ferons la guerre à l’ennemi !
A : La guerre, mon Général !
B : Mort aux autres !
A : Mort aux autres, mon Général !
B, C et D : À l’attaque !
Il faut peut-être connaître aussi le théâtre de Copi pour aborder le côté latin de cette littérature. Et avec lui, une forme de discours à la fois sobre, épuré et légèrement baroque, une vision neuve pour un continent neuf. Ayons aussi à l’esprit les films de Chaplin, davantage Les lumières de la ville que Le dictateur, pour rire aussi finement et nous permettre de supporter le croisement du possible et de l’impossible, du véridique et de ce qui ne l’est pas, de la tragédie et de la comédie, du discours et de l’Être.
AVOIR OU NE PAS AVOIR
(Entre F, très belle)
F : Je veux qu’on m’aime pour moi, et pas pour ce que j’ai. Il faut me comprendre : je ne suis pas ce que je possède. Vous aimez mes fesses ? Je me les coupe ! Vous aimez mes seins ? Je me les coupe ! Vous aimez mes jambes ? Je me les coupe ! Vous aimez mes bras ? Je me les coupe !
Je ne suis pas mes cheveux ! Assez !… Je ne suis pas ma peau ! Assez !… Je ne suis pas mes yeux ! Assez !… Adieu mon ventre, mes ovaires, mon vagin, les lèvres de mon sexe ! Adieu la peau, adieu les os !
Mais… Mais alors, qu’est-ce que je suis devenue ? Où suis-je ? Oh ! J’ai tout perdu ! Je n’existe plus !
S’il vous plaît, ayez pitié, aimez-moi, pour que j’existe à nouveau, pour que je retrouve enfin un corps !
(NOIR)
Tous les thèmes abordés par les vingt-six scènes de la pièce sont nos exacts contemporains : guerre, désir, religion, compétition, idéologie, fanatisme, abordés à la fois sous l’angle du rire et tenus à une certaine distance comme l’imagine Brecht lorsqu’il insère des chants dans son théâtre afin que le spectateur mesure l’activité politique de ses textes. Ou encore j’ai pensé à une sorte de Augusto Boal mais cette fois-ci poétique et rêveur ; donc un Chaplin latino-américain ou un Brecht plus excentrique.
Toute la pièce ressemble d’ailleurs à ces pages de L’Ecclésiaste avec sa teneur grave et philosophique qui pointe ici grâce au rire une vérité de la vanité de notre condition. J’ai aussi pensé au titre d’une thèse de philosophie d’un ami qui étudiait les faux problèmes en philosophie. Ici en effet il s’agit des faux problèmes de l’homme qui tissent la toile de fond dramatique et drôle de ces huit personnages.
Il faut quand même conclure et rappeler que même si cette pièce amuse, elle rend interrogatif, exigeant et attentif au sous-texte de l’œuvre, plein pour finir de douleur et d’un sentiment de fin ; une lumière presque morbide.
Didier Ayres
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