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The Passenger (Le passager) + Stella Maris, Cormac McCarthy (par Léon-Marc Levy)

Ecrit par Léon-Marc Levy 07.03.23 dans La Une Livres, En Vitrine, Cette semaine, Les Livres, Critiques, Roman, USA

The Passenger / Stella Maris, Cormac Mc Carthy 2022. Knopf Editor.

Ecrivain(s): Cormac McCarthy

The Passenger (Le passager) + Stella Maris, Cormac McCarthy (par Léon-Marc Levy)

Il avait un peu neigé dans la nuit et ses cheveux gelés étaient d’or et de cristal et ses yeux glacés et durs comme pierre. Une de ses bottes jaunes avait glissé et se dressait dans la neige en dessous d’elle. Son manteau se dessinait saupoudré de neige là où elle l’avait abandonné et elle ne portait qu’une robe blanche et elle pendait parmi les arbres de l’hiver, poteaux gris et nus, la tête inclinée et les paumes légèrement ouvertes comme ces statues œcuméniques qui réclament par leur attitude qu’on prenne en compte leur histoire. Qu’on prenne en compte les fondations du monde qui puise son essence dans le chagrin de ses créatures. Le chasseur s’agenouilla et ficha son fusil bien droit dans la neige et retira ses gants et les laissa tomber au sol et joignit ses mains l’une sur l’autre. Il se dit qu’il devrait prier mais il n’avait pas de prière pour une chose pareille.

 

Le très vieux Cormac McCarthy fait là probablement sa dernière sortie en terre de littérature. C’est en soi un événement essentiel. L’autre événement, peut-être plus essentiel encore, est que cette sortie nous mène en des espaces peu familiers aux lecteurs du maître sudiste.

Certes, l’incipit, qu’on peut lire en exergue à cette critique, s’ouvre sur un cadavre, mais point de bruit et de fureur dans ces deux derniers romans, et le « voyage », l’errance, chers à McCarthy dans tous ses romans, sont ici plutôt intérieurs, dans les méandres sombres de la tête des personnages. Car si la violence brute est absente, la vision noire du monde est partout dans ces pages. « Certains matins quand je m’éveille je vois le monde dans une grisaille nouvelle. Les horreurs du passé se mettent à l’arrière-plan, et nous ouvrent ainsi à un monde qui va vers une obscurité située au-delà des pires craintes ».

Ainsi, cet ultime opus, en apparence décalé du gros œuvre, décline et approfondit les obsessions de McCarthy en leur donnant un cadre plus urbain, plus moderne, plus intellectuel aussi, loin des chevaux et des westerns, des morts violentes et de l’horreur de Les enfants de Dieu ou de Méridien de sang. McCarthy est shakespearien, nous l’avons déjà écrit ici ; comme le barde de Stratford les intrigues l’intéressent moins que les personnages.

L’incipit de Le Passager est le paradigme des thèmes McCarthyens. C’est une scène désolée, un champ enneigé dans lequel une jeune femme s’est pendue : « Il avait neigé légèrement la nuit et ses cheveux gelés étaient dorés et cristallins et ses yeux étaient gelés comme des pierres ». Avant même que vous vous installiez, McCarthy vous a lancé trois fois « et », un mot qui divise et unifie. Quelque chose qui attire l’attention dans la syntaxe, qu’on retrouve dans tout McCarthy, comme une signature, la marque de la perception du monde chez lui, où un se divise en deux et deux se fondent en un. C’est cette limite de la division et de l’addition qui dessine le monde McCarthyen, la frontière que l’on passe sans cesse dans une vie d’homme, semée de pertes et de conquêtes. Passer, l’obsession de McCarthy, cet ouvrage s’intitule Le Passager, comme un autre s’intitulait Le Grand Passage et comme tous les romans du maître ne parlent que de déplacement et de frontière. Certes, dans ce roman-ci, le passager semble désigner un homme mort dans un accident d’avion et dont le corps a disparu. Mais il va de soi que McCarthy en fait la métaphore de l’autre passager, celui de Méridien de sang, de la Route, de L’obscurité du Dehors, fables qui déploient le thème du passage : du Nord au Sud, du Dedans au Dehors, de la vie à la mort, du Bien au Mal.

Les gens normaux n’ont jamais intéressé McCarthy. Son œuvre est peuplée de personnages frustes et farouches, souvent presqu’idiots, toujours marginaux : un jeune orphelin, un ancien bootlegger et un vieillard reclus avec son chien aveugle dans Le Gardien du verger, un couple incestueux et leur enfant perdu dans L’Obscurité du dehors, un psychopathe assassin et nécrophile dans Un enfant de Dieu et toute une faune de vagabonds, de clochards, de chiffonniers et de petits truands dans Suttree, une horde de tueurs sanglants et un juge fou dans Méridien de sang. Opaques à autrui comme à eux-mêmes, capables de tous les excès, ils traînent leurs misères et leurs secrets le long des routes – ombres errantes au milieu de paysages souvent d’une insolite beauté, longuement évoqués par McCarthy dans une prose tour à tour méticuleuse et flamboyante qu’on n’a pas manqué de comparer à celle de Faulkner. Dans Le Passager, on retrouve les traits exceptionnels des personnages de McCarthy, mais loin, très loin, des grandes gueules du Sud. Bobby Western, la principale figure du roman, et sa sœur Alicia sont les enfants d’un physicien atomiste qui a participé à la conception de la bombe atomique d’Hiroshima. Alicia elle-même est une grande mathématicienne, Bobby un ingénieur physicien. On est loin des pauvres âmes errantes et désolées des autres romans.

Comme toujours chez McCarthy, l’intrigue du Passager est d’une simplicité à la fois élémentaire et complexe. Bobby Western, personnage tourmenté par le chagrin d’avoir échoué à sauver Alicia, sa sœur, dont il est éperdument amoureux - comme un frère ? Ou comme un écho au frère et à la sœur incestueux de L’obscurité du Dehors ? - est envoyé par son entreprise chercher les survivants d’un petit avion de passagers qui s’est écrasé en mer. Il y trouve des cadavres mais aussi des indices de falsification. Quelqu’un a visité l’avion avant lui. Quand il est de retour à terre, des hommes « habillés comme des missionnaires mormons » le traquent, l’interrogent et suggèrent qu’un des passagers de l’avion a disparu. Leur harcèlement s’intensifie, et Bobby (une figure de McCarthy par excellence : laconique, rusé, enclin aux grandes décisions calamiteuses et aux petites malices) passe le reste du roman à fuir.

Il va de soi que ce « résumé » s’en tient au squelette narratif, loin du foisonnement itératif des longs dialogues qui constituent une part essentielle du roman. Dialogues prodigieux du maître moderne de l’art du dialogue, qui oscillent en permanence entre la plus profonde intimité – les rêves, les fantasmes, les symptômes, les peurs et les désirs des personnages – et l’analyse globale du monde. Bobby et Alicia sont d’une intelligence panoptique, rien ne leur échappe, ni les mathématiques, ni la physique de l’univers, ni la philosophie. Plus étonnant, des personnages secondaires sont également dotés d’une grande intelligence et d’une grande culture. Ainsi Debbie, strip-teaseuse maîtresse de Sheddan l’ami de Bobby s’avère capable d’une surprenante profondeur de pensée. Il faut entendre là le message du vieux McCarthy : atteindre un très haut niveau de savoir est indiscernable du désespoir et les personnages des deux romans – Le Passager et Stella Maris – sont des désespérés. Le savoir suprême c’est un regard sur les ténèbres dans lesquelles l’homme est plongé en ce monde. McCarthy boucle la boucle : la terreur qui hante tous ses romans nous dit la même chose, l’enfer est vide, tous les démons sont ici (Shakespeare, La Tempête). La sur-intelligence d’Alicia, de Bobby est une malédiction fatale. Savoir, au fond, c’est percevoir le néant et les ténèbres dans lesquels l’homme est enfermé.

Il faut traquer les signes du désespoir dans les propos des personnages. Ainsi dans ces mots de Debbie, qui décrit son chagrin d’amour en réalisant tard une nuit qu’elle est seule au monde. « J’étais allongée là et je me suis dit : s’il n’y a pas de pouvoir supérieur, c’est moi. Et ça m’a fait peur. Il n’y a pas de Dieu et je suis Elle ». On perçoit encore la lancinante présence de Shakespeare, ce qui n’est pas nouveau, nous l’avons dit, dans l’œuvre de McCarthy. Il est probablement le plus shakespearien des romanciers du XXe siècle. Aussi bien par des références transparentes au barde anglais que par le mode des récits. Tous deux sont beaucoup moins intéressés par l’histoire qu’ils racontent, l’intrigue, que par les personnages qu’ils font naître et vivre. Toute l’œuvre de l’auteur est marquée au seing de personnages inoubliables quand les intrigues, elles, sont d’une simplicité biblique. Qui peut oublier le Juge et l’enfant de Méridien de sang ? Qui n’a pas en tête à jamais le psychopathe de L’enfant de Dieu ? Peut-on oublier le frère et la sœur de L’obscurité du dehors ? Sheddan a quelque chose de Falstaff, par sa liberté, sa drôlerie, ses outrances. Alicia rappelle Hamlet par ses fantômes, longuement évoqués dans Stella Maris, son désespoir lucide.

Avant la longue psychanalyse d’Alicia que constitue le deuxième roman de ce duo (il faut néanmoins savoir que Stella Maris a été écrit avant Le Passager, ce qui en souligne l’importance), chaque scène du Passager pourrait entrer dans le cadre d’une analyse. Les personnages se racontent sans cesse leurs rêves, sont à l’affût des signes qui les peuplent. Le vieux McCarthy semble découvrir et sublimer l’aventure intérieure, lui qui est l’écrivain des grands espaces du dehors, comme si la proximité de la fin le ramenait à l’essentiel, à l’âme, aux replis cachés des humains.

Stella Maris est un monologue prolongé d’Alicia, comme la confession à un psy. Les lecteurs qui doutent de la capacité de McCarthy à concevoir et faire vivre un grand personnage féminin (il est vrai qu’ils sont pratiquement absents de ses ouvrages) en sont pour leurs frais. Alicia est un personnage d’une grande richesse. Elle ressemble à Hamlet : volubile, drôle, égocentrique et obsédée par l’inutilité de sa survie. Elle est aussi complètement folle et, comme Hamlet (qu’elle et Sheddan citent à plusieurs reprises), elle est trop intelligente pour être un jour guérie de ce qui lui fait mal. L’intelligence est le mal qui ronge Alicia, mais aussi tous les personnages du Passager et de Stella Maris. C’est quand Alicia prend conscience de l’aveuglement que constitue trop de savoir qu’elle décide de se pendre.

McCarthy parle de son œuvre, du projet de l’écriture comme d’une aspiration obligatoirement vouée à l’échec. Quand Sheddan dit, parce qu’il a trouvé un réconfort existentiel dans la littérature, « Un certain nombre de ces livres ont été écrits au lieu de brûler le monde, ce qui était le véritable désir de leur auteur », McCarthy parle de lui. Méridien de sang n’était déjà pas seulement un western sanglant à la façon de Sam Peckinpah, mais un manifeste nihiliste, une déclaration de guerre au monde, la littérature utilisée comme un lance-flammes destiné à tout brûler ; un projet proprement melvilléen, comme dans Suttree et c’est cette guerre au monde que les personnages du Passager proclament.

On aurait pu croire que les derniers romans du vieux maître eussent été des ouvrages apaisés d’un écrivain ayant enfin atteint la sagesse. Il n’en est rien : Le Passager et Stella Maris sont l’aveu d’impuissance de McCarthy à détruire la réalité par l’écriture, ce que la mort proche de ce nonagénaire réussira seule à accomplir. On écoute – comme un thrène – ces mots qui seront, probablement, les derniers publiés par le plus grand romancier de notre temps :

Enfin il se pencha et s’allongea dans l’obscurité. Il savait qu’au moment de sa mort il la verrait et pourrait emporter cette beauté avec lui dans la nuit ; dernier païen sur terre, chantant tout bas sur sa couche une mélopée dans une langue inconnue.

 

Léon-Marc Levy

 

Nota Bene : Cette critique a été établie d’après le texte original, en anglais, de The Passenger. Les petits passages cités sont donc traduits par le rédacteur de l’article, sauf l’incipit et l’excipit qui sont de la traduction de Serge Chauvin pour les éditions de l’Olivier.

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A propos de l'écrivain

Cormac McCarthy

Troisième de six enfants, Charles McCarthy grandit au coeur du Tennessee, dans une famille aisée dont le père est avocat. Il prend le nom de Cormac, son équivalent en gaélique, porté par un roi irlandais.

De 1951 à 1952, le jeune homme étudie les arts à l'université du Tennessee avant de s'engager dans l'US Air Force pour quatre ans.

En 1965, son premier roman, 'Le Gardien du verger', est publié et reçoit un accueil chaleureux. Son travail suivant, 'L' Obscurité du dehors', est une fois encore apprécié des critiques et du public mais quand l'écrivain traite d'événements historiques dans 'Un enfant de dieu', les avis sont divisés. 'Suttree', le résultat de vingt ans d'écriture, sort en 1979 et reste l'un de ses plus grands chefs-d’oeuvre avec 'Méridien de sang' (1985). 'De si jolis chevaux', 'Le Grand Passage' et 'Des villes dans la plaine' forment la trilogie des Confins. 'Non ce pays n'est pas pour le vieil homme', daté de 2005, est adapté sur grand écran deux ans plus tard dans l'excellent 'No Country for Old Men' des frères Coen.

Le prix Pulitzer 2007 vient couronner 'La Route' paru en 2006 et l'ensemble de son oeuvre.

Fondés sur des faits historiques, au réalisme morbide et violent, les romans de l'auteur, truffés de dialecte, rappellent ceux de William Faulkner.

A propos du rédacteur

Léon-Marc Levy

 

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Directeur du Magazine

Agrégé de Lettres Modernes

Maître en philosophie

Auteur de "USA 1" aux éditions de Londres

Domaines : anglo-saxon, italien, israélien

Genres : romans, nouvelles, essais

Maisons d’édition préférées : La Pléiade Gallimard / Folio Gallimard / Le Livre de poche / Zulma / Points / Actes Sud /