The killing of a chinese cookie *
Au fond, les longues enfilades de quais gris et roides, les lignes droites sans fin des hangars, cassées par les jets verticaux des grues, font du port du Havre la suite imperturbable de la ville... Ou l’inverse, on ne sait plus ; dans un univers d’angles droits tout angle en vaut un autre : 90°. Droites et béton armé. La seule chose qui soit armée ici c’est le béton. Le reste est mou, veule, dans les ventres et dans les têtes. A part « Little Bob Story », pensait François. Il aimait bien LBS, très texan, gras, un peu sale. Le ZZ Top havrais, l’honneur du Havre.
François n’avait pas envie d’être là. Surtout pas au bord de ce bassin glauque et écoeurant, derrière la centrale thermique du port. La fébrilité de tous ces chinois et vietnamiens avait quelque chose d’inhumain, entre névrose et mécanique grotesque. Le pire naissait du contraste entre le sentiment morbide que provoquait la gestuelle et la raison de leur présence ici : ils PECHAIENT ! En pleine nuit, frénétiques, tendus, gris plomb, parfaitement silencieux, ils sortaient de l’eau sale et chaude des turbines de l’usine des poissons brillants et frétillants, seul élément vivant dans ce monde de spectres. A un rythme incroyable. Sans plaisir, sans humour, un par minute, le temps de renvoyer leur fil dans l’eau, silhouettes blafardes dans la lueur des réverbères. Mais ce soir-là, une tension de plus flottait dans l’air.
Le chinois était encore plus chinois mort. Le masque cireux accentuait l’étirement du bord extérieur des paupières. On l’avait trouvé au petit matin dans le bassin de la centrale, étranglé avec du fil de pêche 26/100ème. François pensait déjà à son article pour le journal ; le flic leur fit un rapide exposé, dans la morgue même. François remonta le col de sa veste en tweed, il frissonnait. Le meurtrier était un chômeur de Sanvic. Quand on l’avait arrêté, dans un bouge du quartier St François, il avait avoué sans difficulté : « Ces putains de citrons ! Pour leurs restaus y’piquent tous les p’tits bars du port. C’est à nous les poissons ! C’est nous les vrais français ! Ces putains de chinetoques ! »
François regarda encore l’éclair lumineux d’un petit bar jaillissant de l’ombre du bassin. Il avait un peu mal au dos. Le dérisoire du monde l’écrasait quand il se mit en route vers la ville, les mains dans les poches.
- Titre emprunté à un film sublime de John CASSAVETES : the killing of a chinese Bookie (1976) avec Ben Gazzara et Peter Falk.
Philippe LEVEN
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