Terre, David Brin
Terre, éd. Milady, janvier 2016, trad. anglais (USA) Michel Demuth, revu et corrigé par Tom Clegg, 920 pages, 12,90 €
Ecrivain(s): David Brin
Lire de la science-fiction dans sa variante anticipation proche, quand on s’intéresse à l’histoire du genre, revient dans les faits et la plupart du temps à lire des uchronies : l’an 2000 dans la science-fiction des années cinquante ou soixante est ainsi plutôt éloigné de ce que l’on a pu vivre ou vit encore aujourd’hui. Mais ça fait partie des charmes du genre, et tant pis si en 2001 aucune mission spatiale n’est partie à la rencontre d’un parallélépipède noir absorbant la lumière du côté de Jupiter… Donc, on (déc)ouvre Terre, le septième roman de l’auteur et scientifique américain David Brin (1950), publié en 1990, avec une relative appréhension : sa vision de 2038 est-elle encore plausible aujourd’hui, le lecteur ne risque-t-il pas de se lasser de l’histoire parce que les innovations proposées lui semblent tout à fait erronées voire dépassées (ou tellement farfelues qu’elles feraient rire aux éclats – ça arrive, et nous tairons les titres par charité) ? Globalement, la réponse est négative, tout reste plausible dans ce roman, malgré quelques exagérations que l’auteur lui-même revendique dans une postface intelligente ; ainsi, la montée du niveau des mers due au réchauffement climatique a été amplement exagérée – mais cela sert le propos narratif, nous y reviendrons.
De même, la possibilité de créer une « singularité », un mini-trou noir pour faire simple, anticipe grandement les capacités de la physique actuelle, d’au moins deux ou trois siècles, pour ne pas dire plus. Mais puisque c’est le moteur narratif du présent roman, ne le reprochons pas à David Brin, physicien suffisamment brillant pour tirer parti de cette « singularité » sans pour autant perdre le lecteur néophyte en la matière. A côté de ces errements de type scientifique, on peut aussi noter des prévisions géopolitiques à tout le moins hasardeuses – la paix mondiale en 2038, extrapolée de la chute progressive du camp communiste fin des années quatre-vingts, c’est un peu exagéré – mais qui aurait pu prévoir Daech il y a quasi trente ans ?
Mais tout cela, au fond, ce ne sont que détails : ce qui importe, c’est le plaisir pris à lire une histoire de l’avenir cohérente dans ses tenants et aboutissants, avec comme prémices un curieux accident : un scientifique perd un trou noir qu’il a créé de toute pièce grâce à une toute nouvelle technologie, la gravitonique, celui-ci tombant vers le centre de la Terre, avec comme conséquence envisageable la disparition plus ou moins rapide de cette planète et toute la vie qu’elle abrite. Débute alors une course contre la montre où il s’agit de mettre au point la technologie permettant de localiser et réduire à l’impuissance ce trou noir, ce qui va somme toute assez vite dans le fil du roman, mais débouche sur une découverte inquiétante : outre cette singularité Alpha, une autre singularité, surnommée Bêta, gravite autour du noyau de la Terre. Qui l’y a fait tomber, dans quel objectif et quand, telles sont les questions qui se posent à l’équipe de scientifiques partis à la chasse au trou noir. Cette double quête, avec ses répercussions technologiques et géopolitiques, constitue à elle seule un sérieux thriller d’anticipation qui vaudrait déjà le détour.
Mais sur cette histoire, par un jeu d’interactions entre les personnages (par exemple, Alex Lustig, le physicien qui a « perdu » un trou noir, est le petit-fils de Jen Wolling, militante gaïenne de la première heure, partiellement responsable de la création des Arches de vie, gigantesques pyramides de verre renforcé contenant des écosystèmes complets qui ont remplacé peu à peu les zoos et autres réserves naturelles), permet d’envisager de multiples aspects de la vie en 2038, développés au fil des multiples chapitres constituant les neuf cents pages de ce riche roman. Entre autres, il est question d’un Réseau préfigurant nettement Internet, lequel sert de moyen de communication quasi exclusif, avec ses hackers et ses recoins plus ou moins secrets – déjà. Brin va même jusqu’à imaginer la création de logiciels participatifs, l’échange de fichiers et, ce qui tient toujours de l’anticipation, la subvocalisation comme moyen de communication avec l’interface informatique. Quant aux outils permettant de se connecter au Réseau, outre les ordinateurs à clavier, en 2038, on dispose de « plaques », dont certaines sont des « mini-plaques », et dont le fonctionnement tactile évoque furieusement les tablettes et autres smartphones contemporains. Ces innovations technologiques pertinentes participent du plaisir de lecture, mais il y a mieux encore.
Brin, en suivant une certaine logique géopolitique liée à l’émergence d’une société post-capitaliste, imagine que la dernière guerre marquante sera… helvétique ! Une guerre contre le secret, durant laquelle les peuples ont ni plus ni moins que réclamé l’accès aux richesses accumulées par les puissants, parfois illégalement. Cette guerre helvétique s’est soldée par la défaite des Suisses et leurs alliés (parmi lesquels le Lichtenstein) par vitrification nucléaire des Alpes, les peuples vaincus ayant rejoint, autre coup de génie de Brin, l’armada, au sens propre, des réfugiés climatiques dont les terres ont été englouties par la montée des mers : dans le roman Terre, en 2038, il existe un « Etat maritime » voguant au gré des océans, trouvant refuge près de telle ou telle côte selon les prévisions météorologiques, constitué de véritables « villes flottantes », des « tours de Babel miniatures étalées horizontalement sur l’océan agité ». Si la plupart des thématiques abordées dans ce roman le sont avec intelligence et suffisamment de profondeur pour les rendre crédibles et inciter le lecteur à s’y intéresser vraiment, l’« Etat maritime » est une toute grande réussite, envisagée dans tous ses possibles, ainsi que le montre le paragraphe suivant : « Les drapeaux qui vantaient en une dizaine de langues les mérites d’innombrables idéologies, cultes ou commerces, se mêlaient au linge lavé à l’eau de mer. Chaque quartier était surmonté de cellules solaires reliées à des collecteurs d’eau de pluie qui évoquaient de grandes ailes. Le tout entretenu par des gamins qui escaladaient comme des singes les cadres branlants. Et, dans le ciel, sur des cerfs-volants, tournaient des générateurs alimentés par les vents de la stratosphère. C’était par ce mélange d’artifices et de gadgets que la cité sur barges arrivait à survivre ».
Ce sens du détail qui « fait vrai », David Brin l’applique à tous les aspects de ce roman foisonnant, y compris, et c’est très important, au moindre dialogue, nombreux étant ceux où, intelligemment, un personnage tient en fait le rôle du lecteur naïf à qui un autre personnage explique la situation ou les origines de celle-ci, façon de faire qui évite de lourds paragraphes explicatifs et permet donc de fluidifier la narration. Formellement, le roman Terre est donc à hauteur de son contenu, qui envisage un univers narratif complet aux multiples facettes (un « temple Graceland », qui dit mieux ?), entre thriller physico-technologique et anticipation écologiste. Au total, une toute grande réussite, toujours en prise sur le réel vingt-six ans après sa publication et vingt-deux ans avant les événements narrés.
Didier Smal
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