Technique du coup d’état, Curzio Malaparte (par Didier Smal)
Technique du coup d’état, Curzio Malaparte, Grasset, Les Cahiers Rouges, mars 2022, trad. italien, Juliette Bertrand, 216 pages, 9,90 €
Ecrivain(s): Curzio Malaparte Edition: Grasset« Je hais ce livre. Je le hais de tout mon cœur. Il m’a donné la gloire, cette pauvre chose qu’on appelle la gloire, mais il est en même temps à l’origine de toutes mes misères ». Ainsi Malaparte ouvre-t-il une préface rédigée en 1948 pour la réédition de Technique du coup d’état, à l’occasion du centenaire du Manifeste communiste ; il est vrai que ce bref essai, publié d’abord en France en 1931, aura connu nombre d’avanies, de l’interdiction en Italie au bûcher hitlérien, et en aura valu de multiples à son auteur, persécuté par Mussolini – alors que Malaparte fut du fascisme de la première heure, en lequel il voyait le levier nécessaire à la révolution sociale qu’il espérait. Puis la réalité du régime mussolinien, son embourgeoisement, sa brutalité bête…
Mais pourquoi tant de haine ? Parce que Malaparte est clairvoyant, parce qu’il se fait historien du présent en analysant sept coups d’état contemporains, plus un vieux d’un peu plus d’un siècle alors, celui 18 Brumaire, afin de démontrer que prendre le pouvoir à l’époque moderne consiste à suivre « la nouveauté introduite par Trotski dans la tactique insurrectionnelle [:] négliger absolument la situation générale du pays ». Ce faisant, Malaparte se met à dos les communistes et les fascistes, et puisqu’il analyse le rapport au pouvoir d’Hitler avant que celui-ci l’ait pris, il en vient à prédire l’avenir (l’élimination de la SA) en suivant une logique simple et moderne. En cela, il est agaçant, du moins pour ceux qui ont pris le pouvoir.
Malaparte, et la leçon vaut toujours en 2022, démontre que prendre le pouvoir, renverser celui en place, n’est pas tant une affaire d’idéologie que de technique – c’est horrible à dire, mais il démontre qu’au fond peu importent les idées, ce qui compte est de prendre en main les moyens de paralyser le pays, sur le modèle de Trotski en octobre 1917, qui déclarait par la suite : « Pour s’emparer de l’État moderne, il faut une troupe d’assaut et des techniciens : des équipes d’hommes armés, commandées par des ingénieurs ». Les premières ont ainsi pour fonction d’ouvrir les portes aux seconds, qui peuvent pousser sur les bons boutons, sans faire appel aux masses, « puisque l’insurrection ne pouvait compter que sur une minorité ».
Ce que fait Malaparte, et il est en cela humiliant, c’est analyser avec finesse, en se basant sur une chronologie événementielle précise (qui gagnerait peut-être à être aujourd’hui expliquée par un jeu de notes en bas de page, soit dit en passant ; quitte à rééditer un texte essentiel du XXe siècle, autant bien faire les choses), les ressorts modernes du coup d’état, et donc son aspect mécanique au-delà de toute idéologie. Au temps pour qui pense que renverser le pouvoir en place, c’est nécessairement vouloir modifier l’état en profondeur ; non, c’est essentiellement prendre le pouvoir…
Cet essai a été commenté à de multiples reprises, entre autres par un être à la belle intelligence, Jean-Richard Bloch, dont on a tendance à oublier la belle âme d’écrivain, et ici n’est pas le lieu de disserter sur cette Technique du coup d’état. Par contre, il convient de dire à quel point sa lecture aujourd’hui continue à éclairer le rapport fragile entre le pouvoir et l’état à l’époque de la modernité, puisque le premier est lié à des moyens techniques aisés à contrer voire mettre hors service. Et si Menjinski et Staline ont pu contrer Trotski en 1927 grâce à des troupes bien placées, grâce à une prévoyance protectrice, on ignore qui pourrait protéger nos sociétés ultra-dépendantes de l’informatique contre une poignée de hackers, avant-garde d’un contre-pouvoir sans nulle pitié.
Au fond, Malaparte, et il en convient lui-même, n’a pas écrit un manuel expliquant comment prendre le pouvoir ; il a par contre envoyé un avertissement, écrit dans une langue aussi belle et précise (on ne s’y perd jamais, dans ces huit narrations pourtant complexes) que cultivée, à l’état moderne, le nôtre : se reposer sur la technique, c’est risquer d’offrir le flanc à une petite armée technicienne. Misère de la modernité.
Didier Smal
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