Tashuur, Un anneau de poussière, Pascal Commère
Tashuur, Un anneau de poussière, 108 pages, 14 €
Ecrivain(s): Pascal Commère Edition: Obsidiane
La ronde des cavaliers tourne dans cette écriture de Tashuur Un anneau de poussière. L’écriture au galop, perche / stylo en main, sur la terre du paysage mongol soulève du sol, en les faisant tourner sur des kilomètres, des corolles détachées des chardons secs ; l’écriture nous emporte dans la figure récurrente du cercle, de la spirale ; un souffle court tout au long du livre, ce vent sournois tournoyant en permanence au ras des steppes de Mongolie.
Galope ton cheval coursier du monde la jeep
t’emporte, ton sac d’épaule jeté par-dessus le hayon. Qu’importe
le vieillissement des lunes, l’eau surie. La peau
du monde trésaillé, langue blanchie jusqu’à l’os
(sans ordre une boucherie de phrases nues, l’absolue
mélancolie de l’herbe en son décroît)
Assez !
Derviche tourneur d’une piste jonchée de papiers sales tu tournes
dans une chambre sans écho, ni porte ou
fenêtre rien qui ouvre hors la folie de marier au jour
la toupie enfiévrée, à l’écoute
de quelle mort en toi fichée, de quel insecte
chu du plafond. Placard nid de mites, chaussettes sales
Ilot de singularité dans le cahot du monde (« Jamais seul – et pourtant si seul dans le cahot du monde»), le poète Pascal Commère transcrit par les pouvoirs d’une écriture incantatoire la transe des troupeaux jambes courtes et des derviches tourneurs, « la steppe en son dénuement altier », sans nuages ou quelques semblants (à peine), la lumière poudreuse dans le gris de la poussière, des ocres attisant des matins rouges, l’allure de l’étalon aubère, de l’alezan, du pie (« Prends garde / aux trois allures. L’alezan // du sabot trébuche / L’os se brise »), la salure de l’herbe, son altitude vers l’ocre du ciel mangeant à-demi le cheptel dans la prairie, la chaleur écumante du bétail, la chasse à l’aigle du fauconnier, le sacrifice d’une brebis, « Un rêve / au sol bossu du yack qui rauque, incorrigible », la Légende de la mémoire mongole –
« Et chacun par le bruit des galops perpétue l’écho très loin au-delà, se
voulant, ô terre – Terre, le premier à fouler l’ombre rase des steppes.
Le fils rappelé du vent arrachant à mains nues la fille aînée de l’aigle »
– regarde, examine, en retranscrit les mouvements attaqués dans la course ou le silence « la nuit en son tréfonds », entamant la poudre du décor dans la geste nerveuse vive de l’anneau de poussière(Tashuur désigne, nous apprend-on à la fin du livre, « le petit fouet dont les cavaliers mongols, lanière passée autour du poignet, ne se séparent jamais »), en extrait la mémoire vive, sans tomber dans la pure description mais, par le travail sur le vers et la syntaxe, en cingle et en dénivelle la restitution au plus près du souffle de l’expérience ici vécue (« Ce livre fait suite à un séjour en Mongolie, nous apprend-on encore, dans le cadre d’une Mission Stendhal »). Car l’écriture fixe des attaches, à l’instar de ces anneaux autrefois fichés dans le mur à l’entrée des maisons pour y attacher les chevaux : toujours dans le décor de notre temps sans plus être utilisés, ainsi l’écriture accroche des mots et retient des images jadis ou encore en usage, devenant à relecture des marques figuratives transposant un réel augmenté, restitué dans sa mémoire ou projeté, pour en diriger le cours, en maîtriser la puissance du courant, en cadrer les lignes de fuite potentielles. L’écriture fixe des attaches où s’ouvre la circulation vibrante et vibratoire dans les réseaux de nos vies à l’ébauche, grandies par les rencontres et le contingent immédiat ou durable des choses. Écriture – un temps de la durée comme avec « un frère à tes côtés » ; comme « l’attache / promise au front de vos sangs échangés ».
Le voyage le séjour eut lieu en 2005. L’écriture qui en transpose l’expérience, elle, survit au temps fugitif et fixe, dans une poésie semblable à une quête (« Que cherches-tu ? »), des liens recousus du monde-doryphore (« Doryphore disais-tu ! Doryphore le monde, ses conquêtes en larves ») au-delà des distances, rajustant l’ici et l’Ailleurs, « l’autre songe » au réel, confondant les temps : celui du présent abouché à un temps du passé et vice-versa, des foulées brisant terre et attaches, figurant ce bai écumant, le mors sonnant
Que cherches-tu ? Ailleurs dans l’autre songe un temps
tu chevauchas, un frère à tes côtés
par-delà l’étendue des plaines la salure de l’herbe
qui fait en saison le bétail profitable, l’attache
promise au front de vos sangs échangés.
Orphelins !
Criais-tu, sur des lis de distances, pour combien de foulées
Mais c’est rire ! La lune dans l’œil du loup – et la lire et viser,
la steppe ne recoud pas les fils brisés, les galops
antérieurs enchaînent d’autres fuites.
Ils reviennent.
Le bai est écumant, son mors sonne
L’écriture comme quête. Quête de soi-même autant que de l’écriture. Sans savoir exactement au départ ce que l’on cherche. L’auteur ne savait pas ce qu’il allait chercher en Mongolie. Il n’avait donc rien à trouver, sinon lui-même, son propre vide. Ainsi ces voyages solitaires, confrontés au surgissement ou resurgissement de ses désirs, de ses peurs. Rien à trouver, sinon son propre vide, sauf à retenir ce qui fut / ce qui est / reste perdu.
L’écriture (ré)écrit, donnant une dimension supplémentaire à l’être / à l’acte primordial, à ce qui est, la force des éléments si puissants dans la plaine, la prairie, les steppes de la Mongolie. L’écriture écrit par exemple l’herbe. L’herbe est foulée dans un espace continu du texte, comme les chevaux assignent les lieux de leur présence en permanence, la nuit quand les troupeaux sont resserrés, au matin avec la traite des juments. L’herbe piétinée, retournée par les galops, fraîchie par les pluies aoûtiennes / Le brin d’herbe par qui / l’humide au vent, l’herbe qui brûle sous « le poids des collines, seins lourds », soulevant la poussière et dessinant au sol l’écho du Tashuur. L’herbe noire rase effrayante formidable des nuits, « la nuit de toutes parts assiégée »
C’est alors que nous parviennent dans la nuit qui vient
hennissements, ronflements, loin d’abord c’est-à-dire longtemps,
longtemps dans la nuit tombée, se rapprochant, non par succession
mais lentement comme enchaînés, soudés les uns aux autres par un
fil de nuit et de sang rumeur sur nous, là soudainement, par
centaines, yeux naseaux ensemble lueurs frontales crin et laine le
piétinement de l’immense troupeau (…) »
Les mots dans ces pages, revenus de cet « Ailleurs dans l’autre songe » sont forcément forgés de cette rude chaleur élémentaire, creusés par les vents du Continental extrême ou de cette froideur giclante ou engourdissante des saisons de pluie qui marquent en leur temps les paysages mongols dans la durée du spectacle. À paysage extrême, écriture de l’extrême. Pascal Commère ne perd jamais le souffle dans l’altitude du verbe. On le suit, on entre dans son écrire-de-la-steppe, échappés d’un monde ancien dont on aura déposé le spectre sur un autre versant, avant de l’endosser à nouveau au retour puisqu’il le faudra bien. On entre dans la danse au rythme de Tashuur Un anneau de poussière, et c’est exaltation du vivre au cœur de ce qui pulse au travers des lignes : l’Écrire, l’écriture, la vie.
Rien n’est perdu, dans le souffle du texte, de la spontanéité vibratoire (j’écrirais bien vibrationnaire) : aire prismatique du réel traversé, en ces étendues nomades des steppes de rude / rêche poésie. Un état brut – du paysage, de la terre, du brassage des éléments, des bêtes, des peuples. Ce sont ici textes poétiques, en vers ou en prose, sans recours au narratif descriptif mais, faisant mordre au mors le Langage afférent aux étendues nomades du « Pays de ciel bleu » au climat continental, à l’environnement semi désertique. Le style de Pascal Commère insuffle à cela l’élan créateur accomplissant seule par sa marque l’accomplissement du Poème.
« Tu chercheras. Longtemps, l’emplacement où dorment les trois
pierres. Et le peu de vie conservé en creux dans le crin du cheval.
Allons. Puisque te voilà en route – l’étrange tutoiement qui ne sait
rien de toi. Va. La prose est cette allure »
Dans une matière malaxée du langage. Un langage éperonné tel un cheval par un blizzard de chardons secs sous des sabots usés sommés d’accélérer encore leur course. Un langage joué dans la mise en espace des strophes ou des vers, dans les enjambements, dans une juxtaposition martelée et effrénée des syntagmes nominaux, dans un recours énergisant aux verbes, dans le dynamisme d’une ponctuation exclamative…
L’écriture de Pascal Commère parcourt le texte au long comme une perche fouette la robe d’une monture pour la piquer, la motiver, et la brider puisque le cadre est bien de mise dans la ronde du manège des lignes et de la captation d’un regard et d’une écoute compréhensifs du lecteur / spectateur. Puisque le cadre ouvre sur l’infini. Grande est la force de ce long Poème, Tashuur Un anneau de poussière.
Le rythme galope dans les herbes sèches, et le cercle est sans fatigue dans la ronde des cavaliers. Exposés, à nu, au dénuement de la steppe, arrosée d’une seule lumière crue et d’ocres sans ombre de nuages, je / nous avançons dans ces paysages mongols harnachés de derviches-tourneurs puisque l’alezan, parfois, nous enrobe, nous habite, et hennit de notre tréfonds – comme du blizzard noir en sommeil dans un repos des apparences dans les entrailles ou l’autre saison de la nuit – jusqu’au ciel de nos entrailles, de nos tripes, de nos cœurs, de nos appels peuplés de chevaux habités « écume / crins emmêlés » dans les flancs par la perche uurga, la plaine immense sous nos pieds / à nos flancs qui, comme le Poème de la steppe des galops mongols, Tashuur Un anneau de poussière, n’en finit pas de poudroyer – « Chevaux. Chevaux de feu – Tes chevaux ! » Un anneau de poussière nous frôle dans la force bouleversante du Poème, et nous frôle, le frôlement du cheval, la danse,
« (…) le piétinement, les hennissements ronflés
dans la nuit descendue, longtemps se rapprochant
non pas un par un. Mais lentement si lentement liés
tout ensemble par un fil de nuit et de sang. Rumeur !
Quand soudainement. Là. Par centaines, l’iris des yeux
et les naseaux mêlés – lueurs frontales, crins et laine. L’
immense troupeau. Tambourinant. Seul et sur nous bientôt.
(…) »
« immense troupeau. Tambourinant. Seul et sur nous bientôt » (Id.) : sur nous = en nous. Par le roulement du Poème. Dans / au creux de « Ah, la lie. Si langue » ; dans la bourrasque, la chabraque, l’embardée des bêtes bâtées du Langage ; dans la Langue « vive, à cran, tout à crins ».
« (…)
Chevaux en tête poulains chevaux de gorge, voix et souffles
montant du flanc des mères. Le martèlement du trot, sabots
les pierres heurtées. L’œil seul regarde, l’agate de feu. Chiens,
par deux ou trois. Unique flamboiement, au large. Tournant
rameutant : vaches déjà moutons chèvres, la pleine vague. Et
plus rien. Hormis les traces, sabots marques au sol. Vers l’
arrière – en marge comme d’un drapé, remontant le cours.
Cavaliers ! »
Murielle Compère-Demarcy
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