Tarquin le Superbe, Thierry Camous
Tarquin le Superbe, avril 2014, 320 pages, 25 €
Ecrivain(s): Thierry Camous Edition: Payot
Même corroborées par différentes sources et d’aussi loin qu’elles remontent de la profondeur des temps, les relations historiques ne peuvent échapper au crible de l’examen critique pour assurer qu’elles traduisent du passé une réalité crédible. C’est bien finalement au rappel d’une telle leçon méthodique que nous renvoie l’historien et chercheur Thierry Camous dans son excellente étude consacrée au roi de Rome mais d’origine étrusque, Tarquin le Superbe. Une telle invitation scrupuleuse n’aura bien entendu épargné à son auteur lui-même toute reconnaissance approfondie, non point seulement des agissements rapportés au protagoniste visé par son propos, également et surtout celle de l’imprégnation idéologique selon laquelle les marques biographiques du même se seront vues à jamais retranscrites.
Sur ce sujet du second Tarquin, roi de l’Urbs des origines mais honni des propagandistes républicains de l’ère romaine suivante, par qui aussi sera presque exclusivement revenu le descriptif de son vécu (que des travaux actuels de l’archéologie confirment cependant), Thierry Camous témoigne d’un habile savoir placé à la réhabilitation objective d’un acteur politique de rôle éminent dans la Rome balbutiante, qu’une pernicieuse tradition scripturaire voua pourtant fermement à la honte et à la détestation…
Distinguer le vrai du faux, établir la part des faits couronnés d’authenticité de celle des légendes, déterminer la frontière exacte par où se seront immiscées dans l’histoire officielle et à pas feutrés quantités d’apports mythologiques ou simplement fantastiques, repérer les indices de la dénaturation des situations sont des défis que doivent indubitablement relever encore à l’heure actuelle nos historiens et spécialistes de l’Antiquité. Un maître-mot plutôt tranchant mais impérieux semble alors leur imposer son autorité, derrière lequel repose toute foi dans une vérité optimale, celui d’« historicité ».
« Pour les Romains, l’histoire de Rome est tout à la fois cosmologie, fable nationaliste, roman étiologique et conte moral. Les personnages qui s’y succèdent, et cela quelle que soit leur historicité et la proportion de souvenirs réels qui permirent d’en dresser le portrait, sont de ce fait des acteurs fonctionnels » (p.108).
Selon la vulgate romaine, dont Quintus Fabius Pictor devint l’initiateur comme scriptorum antiquissimus, la monarchie fut le régime institué au départ en la ville « éternelle », à la tête de laquelle aussi son légendaire et réputé fondateur Romulus se vit proclamé. Des rois latino-sabins devaient ensuite remplir la charge régalienne, dont la chronologie conventionnelle retient pour un seul siècle (-715/-616 av. J.-C.) l’ordre suivant : Numa Pompilius, Tullus Hostilius et Ancus Marcius. Trois monarques originaires de la région toscane actuelle (« condottieri », nous dit judicieusement Camous) apparaissent ensuite aux commandes de Rome, après le dernier desquels (relatif toutefois, puisque un autre, Porsenna, paraît s’y inscrire encore et a contrario de la version officielle) le régime cèdera finalement (-509) la place à la République. Avant cela, Tarquin l’Ancien, fils du gréco-corinthienDémarate, et Servius Tullius figurent ainsi les Etrusques ayant précédé sur le trône romain leur compatriote d’origine : Lucius Tarquin le jeune de -534 à -509 av. J.-C, gendre de son prédécesseur et « petit-fils plutôt que fils de l’Ancien » – précise de son côté Thierry Camous. Des raisons économico-militaires, particulièrement dans l’annexion territoriale des salines d’Ostie et le contrôle des voies de commerce partant du symptomatique « Forum Boerium » en diverses directions de l’Italie retiennent l’accent que met le présent défenseur des rois allogènes pour expliquer leur intervention à Rome, tout comme sembla d’ailleurs la solliciter lui-même le précédent roi Ancus Marcius en faisant appel aux qualités de stratège du premier Tarquin.
« Servius tenait son pouvoir du peuple exclusivement, et constituait ainsi un archétype remarquable du tyran et d’une formule politique qui ignorait les règles de fonctionnement héréditaires de la monarchie classique, prises comme repère par la tradition ; et celles plus complexes de la monarchie élective primitive latino-sabine, qui échappaient en partie à la reconstruction des Anciens » (p.109).
Les péripéties nettement sulfureuses qui dépeignent à la fois, et quelquefois à grand renfort de morbidité violente, accession au trône et destitution finale du Superbe resteront à la discrétion du passionnant récit proposé par l’auteur quand les considérations de ce dernier, relatives à certains modes de l’exercice du pouvoir antique, retiendront ici plus particulièrement notre intérêt.
« La tyrannie est une notion fondamentale pour la civilisation grecque et désigne un type particulier de régime monarchique sans légitimité légale. Le tyran est une figure initialement positive qui apparaît au VIIe siècle et que l’on doit distinguer du sens usuel du terme dérivé d’une longue tradition de dépréciation de la notion tyrannique qui commence dès le Ve siècle, avec le triomphe des régimes “démocratiques” en Grèce comme en Italie, et se poursuivra avec une condamnation qui, des philosophes grecs du IVe siècle, comme Aristote, à ceux des Lumières, achèvera un processus qui a vu la tyrannie devenir synonyme de violence politique » (p.136).
Les traits patents d’un antagonisme entre le patriciat latino-sabin et la plèbe romaine de la haute époque transparaissent comme un socle sur lequel se seront appuyés les rois étrusques pour fonder leur autorité. Ils agissaient semble-t-il en effet à l’encontre des « usages royaux classiques », mais surtout en tournant leurs faveurs vers la représentation populaire, s’annihilant ainsi le soutien d’une aristocratie jalouse de toute décision aux affaires. Les humiliés de la circonstance, en lesquels se distinguent avec clarté les membres de la noblesse romaine qui deviendra aussi celle des sénateurs de l’époque cicéronienne, n’auraient su s’insurger autrement de leur disgrâce notoire que par des dénonciations durables de violence, d’assassinats, de despotisme et d’usurpation…
Pour le cas présent, celui de l’un des premiers rois de Rome réputé tyran criminel et d’origine étrangère, comment la constante noirceur et la pestilence redoutable dont on habilla dès lors tout d’un bloc cette silhouette également revêtue face à l’histoire des traits d’une péremptoire conformité seraient-elles en effet restées sans alerter personne ? A l’heure où se déploie encore parfois une admiration béate et sans aucun discernement pour les champions de l’annalistique romaine, le mérite d’un tel questionnement n’en revient alors que mieux à celui qui se soucia cette fois de rendre au roi « orgueilleux » ce que lui ôtèrent manifestement et abusivement, pour des raisons connexes, un Cicéron, un Tite-Live ou un Denys d’Halicarnasse, bientôt tour à tour pris la main dans le sac des déformations suspectes et tendancieuses.
« Le Superbe régna en tyran, en maître absolu, riche, puissant, despote cruel » (p.191). Voudrait-on quelquefois se débarrasser d’un chien encombrant, que toutes les adjectivations collant particulièrement à la peste dont il serait soudainement atteint hâteraient en effet la nécessité de leur commune éradication. S’agissant du second Tarquin de Rome et face au caractère tellement monolithique faisant foi de sa personne sous la plume grecque ou romaine des Anciens, Thierry Camous débusque de manière fort adroite le vice le plus en vue et ayant fourni prétexte à quelque longue et ravageuse peinture au vitriol : « Depuis le règne du Superbe, les Romains ont la royauté en horreur, ils l’écrivent un peu partout et le proclament haut et fort, accusant avec constance du crime atroce de brigue de la royauté les plus influents de leurs imperatores » (p.191). On comprendra avec l’avocat présent du Superbe combien cet « odium regni » dont furent envahis les pseudo-révolutionnaires de la République romaine suivante édifiait un repoussoir colporté devant l’Histoire autant qu’à destination de la plèbe cantonnée sur le mont Aventin. « Alors, il n’avait pu se passer de roi ; maintenant, après l’expulsion de Tarquin, le nom même de roi était devenu odieux au peuple romain » (Citation de Cicéron, De la République, 2, 30, trad. M. Nisard, 1841-p.243).
Dans l’avant-propos de son passionnant livre, La Destruction de Carthage, Gérard Walter s’exprimait en 1947 ainsi : « On a pris l’habitude de faire valoir les leçons du passé qui nous permettent de mieux comprendre le présent. J’ajouterai pour ma part que c’est encore le présent qui nous fait mieux comprendre le passé, et je crois que sans la leçon des deux premières guerres mondiales du XXe siècle, il eût été difficile, sinon impossible, de comprendre la portée et la signification des deux premières guerres puniques ». Forts d’un savoir acquis grâce à un champ d’étude et d’illustrations complexes aussi échu d’une expression longuement multiséculaire, de la sorte les mieux armés, nos chercheurs et scientifiques actuels paraissent en effet dotés de moyens de comparaison les plus efficacement propres à déjouer les ruses et les savants pièges de l’illusion résorbés parmi les chroniques de l’Histoire.
Très apparemment nanti de telles qualités à travers l’exposé de son Tarquin, Thierry Camous réserve adroitement pour le conclure son espérance dans ce que l’avenir, notamment placé sous l’insigne de la découverte archéologique, apportera en éclairages neufs et en analyses profitables à la connaissance. Cela vaut alors plus particulièrement s’agissant du fascinant monde étrusque et de ce que nous réserve encore à son égard la Toscane actuelle ou le Latium d’antan. Doit être salué ce beau travail qui nous plonge dans l’univers fantastique d’une civilisation éteinte et encore méconnue, mais de laquelle rejaillit maintenant quelque lumière, dont celle illuminant d’obscures confrontations humaines et sociales tout aux aurores de l’Histoire.
Vincent Robin
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