Tacite, Pascal Boulanger
Tacite, Pascal Boulanger, Flammarion, 2001, 109 pages
Ecrivain(s): Pascal Boulanger Edition: Flammarion
Comment rendre par la poésie ce réel le plus désabusé de nos contemporains sur notre époque ? Comment dire ses obsessions, ses faux-semblants dans lesquels nous vivons, feignant d’avancer alors que nous nous enferrons de plus en plus dans le nihilisme ?
En réalité, pour Pascal Boulanger, la poésie est ce lieu où se réfléchit l’histoire mais une histoire toujours en devenir, jamais certaine, jamais fixée, et ce serait plutôt dans un refus obstiné du nihilisme contemporain que l’écriture de Pascal Boulanger, portant un regard d’une extrême lucidité, cherche avant tout à célébrer l’humain pour peut-être tenter de le sauver. C’est une poésie du réel ancrée au cœur de l’émotion et non l’inverse, une émotion, celle du poète, à dire toujours et sans ménagement la difficile ascension de l’homme, sa difficulté à sortir de son état d’être rampant dans le verger. Derrière les défaites toujours plus nombreuses de la pensée et de l’action, où en sommes-nous dans la fraternité et la terreur toujours complices ? Paroles intemporelles et qui résonnent très fort dans notre actualité ! Ce texte écrit en 2001 réactive et prolonge, dès les premiers vers, la vulnérabilité de ce monde plongé dans l’angoisse, tentant de se donner tous les courages, espérant encore une lumière quelque part :
L’aménagement de la terreur :
dorénavant le mur est dans toutes les têtes.
Le poète prévient, nul besoin de récit, il s’agira de rendre des instantanés, des bribes, des visions juxtaposées, et cela se lit dans la forme même de ce recueil composé de cinq parties mêlant bribes de parole, bouts de prose, versets, listes, égrenant un lexique de la violence, de la guerre, des forfaits, combats, luttes. Au milieu des combats, de toutes les époques et d’une géographie élargie dans le temps, jusqu’aux Aztèques (Chalco, Totolapa, Colhuacan, Tenaynca), de l’exil à la peine liée à la perte de tant de vies au fil du temps :
chaque mort couvrait de son corps
l’emplacement qu’il avait défendu
pied à pied durant le combat
tous étant morts face à l’ennemi
Se lit toujours dans ces bribes d’une humanité qui lutte pour sa survie, une sensibilité exacerbée au sort des hommes. Le vocabulaire prédation, esclaves, vautours, les listes des atrocités dont est capable l’espèce humaine, sont une litanie infinie des supplices et des malheurs que ce monde est capable d’endurer et de faire endurer. Dans ces visons de foules lancées, criant de toutes parts, On ne peut guère lire l’histoire sans concevoir de l’horreur pour le genre humain. La sensibilité prégnante déborde le texte, désespérance ou impuissance quand rien n’arrête mon cri. Le cri qu’on cherche à réduire au silence, sommés que nous sommes toujours de nous taire, et de passer à autre chose. Comment penser la joie, peut-on faire fi de l’horreur démultipliée de ce monde à la dérive ? Comment trouver le temps de penser à un dieu alors que je ne pense même pas à essuyer les larmes qui coulent de mon visage ?
Tacite est un cri au milieu des milliers de cris qui jalonnent notre humanité souffrante. Le monde est une grande barque où surnagent les noyés, les gisants et tous ceux qui essaient d’y survivre. Mais…Rien n’est triste. Une joie sauvage semble régner dans tout cela. Cette phrase clôt la première partie du constat douloureux précédemment évoqué. Longue errance de celui qui essaie de surnager au milieu des décombres, qu’illustre celle des peuples en errance, marchant le dos courbé vers le sol, les pieds nus ou chaussés de sandales. Rendus enfin, ils abordent à des terres nouvelles où jardins, fontaines, « fleurs parfumées ou terres chaudes », nourriture, fêtes, danses, les attendent. Que pouvons-nous dire… derrière les représentations lisses et festives du monde… ?
La troisième partie ouvre sur la réalité d’une impossible stabilité, là où la conquête et le désir de pouvoir reprennent le dessus, mais tous ne cessent de geindre et de s’agiter, et toujours le constat macabre des corps flottent sur le fleuve. Le constat morbide de toutes les monstruosités déchirent les récits et la sensibilité de celui qui les rapporte. Ce constat est irréductible : Ce n’est qu’au milieu de la mort qu’ils semblent jouir. De la naissance à la mort, toujours le même miroir de la désespérance. Pourtant dans la lumière du poème.
A quoi bon maudire le sol à cause des hommes ? Que serait un dieu soumis au temps et au rire des damnés ? Tant qu’il leur restera du sang ils viendront l’offrir. D’ici je les vois sur ces routes interminables, où il faut avancer, sous le poids des armes. J’entends le juge, le jugement, et la foule qui hurle. Et à cette heure de midi, l’agitation des oiseaux soudain dans le ciel. Je défie la logique des causes et des effets. Je forme une guirlande d’étoiles dans l’océan du présent. Rien ne pourra résister à la force qui traîne l’homme au combat et à la mort. Je renverse pourtant les potentats de leurs trônes et j’élève les affranchis. Qu’ils agissent sans but, car ils n’ont besoin de rien et il n’y a rien dont ils manquent. Qu’ils supportent les deux visages du destin, ne haïssent ni n’envient personne, ne s’irritent ni ne s’indignent contre personne.
On remarque dans l’écriture de Pascal Boulanger une oscillation systématique entre la réalité de ce monde et la joie, qu’elle se manifeste à l’homme par des moments de fêtes ou qu’il aille la chercher dans l’amour. Dans cette oscillation, se lit sans cesse le désir d’une stabilité, une joie durable et une impuissance, perpétuelles, une volonté de rendre la vie belle malgré tout mais les amis du crime lavent leur linge sale en famille. La lucidité du poète l’empêche même de trouver la joie. Spectateur de ce monde, ce monde qui s’agite et qui bruit, il se cherche une issue.
Dans la quatrième partie, on lit de longs versets où s’écrivent le poids du monde, ses abords, ses arrêtes, son oubli d’être, les tentatives de dire l’éveil, le rêve, l’écriture, la parole qui bégaie, qui cherche à recréer quelque chose, inscrire une trace dans les limites du monde. Cette longue litanie énumérative pour transcrire quelque chose de cette réalité crue et sombre avec les faux trésors d’images, les images vides, le sommeil de la raison. Il y a les forêts, les chemins sans chemins, les mers tourmentées jusqu’au vide de l’origine, l’immanence dans son extension.
La dernière partie est peut-être plus apaisée, on cherche la lumière, on l’espère, le temps se détache et flotte dans l’espace. Il connaît beaucoup de morts plus vivants que les vivants. Le refuge dans l’autre monde, celui de la poésie, du silence, au plus près du monde souterrain que les vivants n’habitent pas encore. L’univers poétique de Pascal Boulanger est traversé par le rêve comme un refuge hors d’un monde traumatique et faux. La joie cherche à s’y accrocher désespérément, une joie sans cause franchit une zone de néant. Ne demeure dans ce hors-temps que la nature bienveillante. Il n’y a d’ailleurs plusni serpents ni obstacles.
Des coquelicots et d’autres fleurs rouges… Mystique, il dit : je n’espère plus rien, je ne crains rien, je suis libre. Et il traverse mille paysages, dans une énumération lexicale ouverte, nouvelle litanie écrivant rose/écrivant rose parfois. Il écrit contre le temps et l’oubli. C’est une tentative de s’accrocher à cette vie qui n’offre pourtant que visions de désastres et humanité monstrueuse. La poésie qui vient clore le recueil, douce et légère dans un élan, se déploie alors sur la page de manière aérienne et amoureuse :Elle a des manières pleine de naturel /et une douce gaieté.
L’allusion à la légèreté d’un instant amoureux vient poser sur le monde une autre réalité, celle de la fugacité de nos instants de bonheur. Parce que Tacite (au sens de « ce qu’il faut taire ») définitivement, sous le vernis du monde, l’illusion et la poésie, l’histoire sombre des hommes toujours recommencée.
Marie-Josée Desvignes
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