T’écrire est ce soir
J’ai joué pour toi. Tu m’as répété que
j’avais jeté avec une précision infinie
un sac de sable ouvert sur le soleil
et que ce qui avait voltigé dans
l’air avait fait quitter le petit garçon
que tu as été du terrain indéfinissable
de la mémoire pour le faire trépider
de joie devant toi. Tu m’as raconté
que le petit garçon avait applaudi
contre tes genoux qui suivaient les
errances millimétrées de ses gestes,
attentifs comme jamais des genoux
n’ont su l’être, pour pouvoir prévenir
le moindre manquement à l’impérieuse
nécessité de l’équilibre, anticiper toute
maladresse ou brusquerie qui serait
annonciatrice de chute. Cela ne m’a
pas surprise, mon amour. J’ai toujours
su que tes genoux vivaient comme
vivent tes mains : pour abriter. Tu
m’as demandé pourquoi j’avais tenu
absolument à jouer pour toi. Devant
toi. T’écrire est ce soir, alors que le
silence est une invitation de plus à
me tourner vers toi, l’occasion de te
répondre. Invitation de plus, car chaque
instant de mes journées et de mes
nuits se révèle, depuis que je te
connais, invitation. Invitation à être
présente à ma présence, à ta présence.
Je tenais à ce que les mots glissent vers
toi, et se perdent en chemin, et dans leur
errance décident de se déguiser, et changent
de déguisement, et en changeant de déguise-
ment changent de siècle, oublient leur identité
avec leurs déguisements, et continuent d’
apprendre sans déplaisir la démarche
métronomique sans heurts, l’insolente
gaieté triste. Sans que ce soit visible
pour les passants à l’oreille asséchée
par la rumeur de ferraille de la ville. Ou si
peu. Et, devenus notes sans plus de retour
possible, sans plus de soupçon de parenté
avec ce qu’ils étaient, ce qu’ils ont été (cette
certitude !), devenus liaisons de pédales,
attaques du doigté, étouffoirs de la peau du
doigt qui vient lisser le silence contenu dans
l’ivoire, qui vient le plier plusieurs fois, malgré
l’ivoire, malgré cette résistance apparemment
inaltérable de ce-qui-est-solide, pour qu’il ait
tout à fait la forme de ce qui n’a déjà plus de
forme, la forme de ce qui, à peine prononcé,
retourne au silence, oui, retourne à lui-même,
dans le ravalement de gorge de l’instrument
– devenus notes sans plus de retour souhaité,
je tenais à une chose, quand bien même j’étais
prêt à ne rien diriger. Je tenais à ce qu’ils ne
réquisitionnent pas ton écoute mais la fassent
incliner. Doucement incliner jusqu’à ce qui, de
toi, de moi, est nous. Mais alors quoi ? Un
Schubert joué, avec le reste, dans cette salle
que tu as trouvée pour moi. Tu m’as dit que
cela t’avait pris du temps, que ce n’était pas
évident. Je ne te crois pas. Il ne t’a fallu que
poser ta main sur un pan nu de l’espace. Me
trouvant cette belle salle où j’ai pu jouer
pour toi, tu as fait ce que tu fais toujours :
tu as réveillé les lieux de leur absence, ce
qui est ta façon à toi de respirer. Tu le sais,
j’ai dû céder mon piano : une des blessures
les plus vives dans l’eau claire de mon enfance.
Mon enfance n’a pas de fin, pas de frontières
qu’elle saurait reconnaître comme étant siennes,
pas de bornes, rien de ce qui fait de l’enfance
une enfance. Mon enfance est un état infini.
Un état qu’électrise, incessamment, ta présence.
Tu as beaucoup aimé le Schubert. Tu m’en as
parlé avec volubilité : tes mains ont conduit tes
mots à leur point de contact avec le silence.
Tes mains ont conduit tes phrases à la ténuité
du moment que j’appréhende et qui m’illumine
à la fois. Ce moment de leur résolution par quoi
elles ont basculé dans le silence, s’effaçant. Mais
ne s’enfuyant pas de ma mémoire. Cela, jamais.
Seulement, je me demande : as-tu autant aimé
le reste ? Le reste, c’est-à-dire la tempête et
l’accalmie de Brahms, les jeux de Debussy,
les fils entrelacés de Chopin, la férocité bon
enfant de Beethoven qui perce à travers la
rigueur mozartienne de son maître éphémère :
Haydn. Alors, en somme : voilà autant de
silences prononcés. Pour toi. C’est-à-dire :
liés à ton écoute dans le fait même de leur
prononciation. Dans l’intention première.
Celle qui les a dénudés. Car qu’est un silence
prononcé sinon un silence un peu mieux
dénudé ? Seconde nudité.
Matthieu Gosztola
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