Sylvia, Howard Fast
Sylvia, janvier 2016, trad. anglais (USA) Lucile du Veyrier, 384 pages, 8,50 €
Ecrivain(s): Howard Fast Edition: Rivages/noir
Rompons une lance : un bandeau jaune du plus bel effet, signé d’un certain Hervé Le Corre, annonce : « Le premier roman noir féministe. Classique et moderne à la fois ». Pour la deuxième proposition, rien à redire ; pour la première, par contre… Certes, le personnage féminin principal de ce roman est une femme devenue forte, voire puissante, qui est parvenue à se construire un univers matériel protecteur malgré les chausse-trappes de l’existence, mais cela ne fait pas de Sylvia une œuvre féministe, une œuvre militant pour un meilleur statut de la femme en général dans la société, voire pour l’égalité homme-femme ! De surcroît, si chaque roman noir nord-américain présentant une femme forte, parfois dominante, devait être qualifié de « féministe », Chandler et Hammett entre autres deviendraient rapidement des lectures indispensables pour les Femen – et on doute que ce soit le cas. Bref, la promotion d’un roman, aussi excellent soit-il, n’excuse en rien les amalgames anachroniques et les inexactitudes lexicales.
Ceci étant dit, Sylvia (1960), au moins le vingtième roman écrit par Howard Fast (1914-2003) mais le premier signé E.V. Cunningham, est une merveille du roman noir, une perle sombre aux reflets aussi multiples qu’envoûtants. C’est d’ailleurs haut la main que ce roman passe le test ultime pour tout roman noir digne de ce nom : celui de l’insomnie provoquée, celui de cette nuit que, en adoptant un comportement tout à fait déraisonnable, on décide d’écourter parce que non, on ne peut se résoudre à fermer le livre avant la dernière page ; le lecteur est littéralement pris, envoûté par le style limpide de Fast, par sa capacité à enchaîner les événements dans un roman qui n’est pourtant pas d’action, ou si peu : Sylvia, c’est tout simplement une enquête sur une femme, sur son passé, et l’amour qui en découle.
Le 12 août 1958, le détective privé Alan Macklin (Mack pour ses amis, rares) est convoqué au bureau de Frederick Summers, un richissime homme d’affaires californien : celui-ci s’apprête à épouser une jeune femme mystérieuse répondant au nom de Sylvia West, disposant de moyens financiers la mettant à l’aise et ayant une biographie à tout le moins intrigante, puisque inexacte. Summers veut que Macklin vérifie cette biographie, reconstitue le passé de Sylvia, mais sans que celle-ci soit au courant, sans même pouvoir la rencontrer ; il dispose juste d’une photo donnée par son futur époux : « C’était une très belle femme, au port de tête altier, aux laiteuses épaules rondes et bien faites. […] Elle ne ressemblait à personne qu’à elle-même. Dans le dessin de ses lèvres, un soupçon d’amertume – mais qu’importe ! cette bouche, ces cheveux noirs, ce nez, ce front large, pris séparément ne signifiaient rien. C’était un tout pétri de vie et de mouvement qui, même d’après une photo, reflétait l’inquiétude, l’insatisfaction et, si contradictoirement que cela paraisse, le bonheur ». A cette photo, s’ajoute une référence au fait que Sylvia écrit de la poésie (un recueil de ses poèmes a été publié, sous le titre La Lune Obscure) et une note manuscrite laissée à Summers, « d’une écriture fine et soignée ».
Ces prémices sont ceux d’innombrables récits policiers, ceux où il s’agit de découvrir l’identité réelle d’une femme, aimée ou non, avec un budget quasi illimité ; de surcroît, Sylvia est raconté à la première personne, du point de vue de Macklin – là non plus, rien de bien original dans le cadre du roman noir. Mais avec ce matériau en apparence déjà usé jusqu’à la corde en 1960, Fast parvient à créer une œuvre unique, ne fût-ce que par quelques spécificités des personnages, à commencer par leur intellect. Ainsi, Macklin possède un « diplôme d’histoire ancienne » acquis à l’université de Chicago ; partant, il fréquente une librairie bien achalandée où il a ses habitudes, la Librairie Dryden, dont la patronne, Anne Goldfarb, est une amie. C’est là qu’il achète un exemplaire de Lune Obscure, recueil dont Fast propose plusieurs extraits au fil du roman, amenant chaque poème avec justesse, inventant pour la mystérieuse Sylvia un style bien à elle. Ce recueil est aussi l’occasion pour Fast de faire rencontrer à Macklin un spécialiste en poésie moderne, le professeur Mullen, et d’écrire ainsi quelques belles pages sur la littérature et ses effets. Un roman post-moderne écrit en 1960 ? A peu de choses près, oui, puisqu’un clin d’œil appuyé est même adressé à Humphrey Bogart dans son rôle de détective privé cinématographique.
Les mêmes qualités intellectuelles de Macklin, elles permettent à Fast, l’auteur du roman Spartacus(1951), quelques références à l’Antiquité plutôt pertinentes, telle celle-ci, faite au moment où le détective privé se retrouve au sommet d’une montagne au Mexique, sur lequel se trouve un sanctuaire : « sur un sommet, la terre, elle, vous soutient ; on en fait partie tout en la dominant. Et de là naît un sentiment de paix et d’accomplissement incomparable. J’accueillais en moi cette paix que j’avais si désespérément recherchée. Quoi de plus naturel que l’homme ait, dans l’Antiquité, choisi ses hauts lieux comme demeure de ses dieux, pour y bâtir ses autels et y offrir ses sacrifices ? ». Mais Macklin n’est pas qu’historien, il est aussi homme, et, comme beaucoup de ses congénères détectives privés littéraires, un homme désabusé. A ceci près que plutôt que sombrer dans l’alcool ou la violence, il porte sur le monde et son métier un regard quasi philosophique, ainsi qu’en atteste cette réponse adressée à une femme qui a connu Sylvia enfant et dont Mack a fait la conquête, et qui lui demande ce qui ne marche pas entre eux : « Ce qui ne marche pas ? Et dans ce monde stupide, pourquoi tant de mensonges, de saletés et de vices ? Partout. Je me vautre dans l’immonde. Pour qui me prenez-vous ? Mon métier ? Dépister d’affreux petits mensonges ; découvrir des infidélités répugnantes. Voilà comment je gagne ma croûte ; voilà comment chaque jour je m’avance pas à pas vers une fin aussi absurde que ma venue au monde ! ».
Suivre la piste de Sylvia mène effectivement Macklin à l’immonde, au pire de la société ; c’est un miracle que cette jeune femme soit parvenue à se construire la vie qu’elle mène (poétesse, financièrement indépendante). L’autre miracle, c’est comment Howard Fast, par la vertu d’une écriture objective, économe en adjectifs, parvient à rendre ce qu’il y a de plus déplorable dans l’existence passée de Sylvia sans jamais sombrer dans le misérabilisme alors qu’il parcourt les allées les moins nobles de l’existence. C’est toute la magie noire d’un style qui peut dire aussi bien le sordide que le beau, le paisible : « Parcelles d’or dans la tiédeur matinale, la ronde des abeilles quêteuses commençait. Nous avons laissé le vieil homme, pour aller sur la première terrasse, qu’une haie de roses séparait de la partie inférieure. Des alysses odoriférantes bordaient le petit chemin sinueux en briques rouges. Des masses de roses, d’un côté, envahissaient la pierre du mur de soutènement. Que dire ? ». Rien, la même chose que face aux malheurs du monde ; montrer simplement est déjà un exploit en soi. Et c’est pourquoi Sylvia peut être qualifié de chef-d’œuvre du roman ; inutile d’ajouter « noir », Howard Fast vaut bien des auteurs « classiques ».
Didier Smal
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