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Svetlana Alexievitch : la littérature au-delà de la littérature (par Nathalie de Courson)

Ecrit par Nathalie de Courson le 13.12.19 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Svetlana Alexievitch : la littérature au-delà de la littérature, Jean-Philippe Jaccard, Annick Morard, Nathalie Piégay, La Baconnière, octobre 2019, 175 pages, 20 €

Svetlana Alexievitch : la littérature au-delà de la littérature (par Nathalie de Courson)

 

Ce livre devrait dissiper définitivement les doutes des lecteurs qui hésitent encore à qualifier de littéraire l’œuvre de Svetlana Alexievitch (prix Nobel de littérature 2015), sous prétexte qu’elle explorerait la mémoire soviétique avec des méthodes propres au journalisme.

L’ensemble est composé de sept contributions de spécialistes d’histoire ou de littérature (1), encadrées par deux textes d’Alexievitch inédits en français : une admirable allocution prononcée à l’Université de Genève lors de la réception de son prix de Docteure Honoris Causa en 2017 : « À la recherche de l’homme libre (une histoire de l’âme russo-soviétique) », et un entretien de 2013 avec Natalia Igrounova : « Le socialisme a disparu, mais nous sommes toujours là ».

Le titre général La littérature au-delà de la littérature condense fermement le propos du volume. La première question qui se pose est en effet : à quel genre peut-on rattacher cette œuvre qui échappe aux catégories littéraires habituelles ? À la littérature de guerre ? On n’y trouve pas de héros, remarque J-P Jaccard, et dans le cas de La Supplication qui traite de la catastrophe de Tchernobyl, la guerre est sans combattants, sans ennemi clairement identifié. Quand elle aborde les guerres proprement dites, Alexievitch fait entendre des voix singulières qui narrent moins des faits qu’elles n’expriment des sentiments quotidiens. Comme Balzac se voulait historien des mœurs, Alexievitch se fait historienne de l’âme :

J’ai longtemps cherché un genre qui correspondrait à ma vision du monde. À la façon dont fonctionnent mon regard, mon oreille…, ma mémoire…

J’ai choisi le genre des voix humaines…

(…) Je voudrais, moi, transformer tout ce qui fait notre vie en littérature. Y compris la parole du quotidien.

(…) Je suis une historienne de l’âme ; pour moi, les sentiments sont aussi des documents.

« Le genre des voix humaines… ». Italo Calvino avait pressenti ce pluriel : la littérature du futur doit s’occuper de « multiplicité » (2). Sa tâche, dit ici Tiphaine Samoyault, peut être de rassembler des voix multiples dans une forme capable de les maintenir « vivantes, résonantes et libres ». Cette forme renvoie pour la majorité des contributeurs au monde de la tragédie. Nathalie Piégay examine l’importance du chœur tragique, notamment dans La Guerre n’a pas un visage de femme et dans La Supplication, où nous assistons à la mise en œuvre d’un concert de voix de femmes et de mères endeuillées qui profèrent ce que le discours idéologique ne peut et ne veut pas dire (3).

Mais Alexievitch, ajoute Nathalie Piégay, revendique pour ses œuvres le terme de roman car la dimension narrative y est prédominante. Claudia Pieralli rapproche ainsi La Supplication de récits appartenant à un courant nommé « abandonologie » par les chercheurs italiens, qui met en œuvre une poétique de la perte, avec des personnages parcourant une terre à l’abandon, un espace voué à l’indifférence mais « imprégné de l’esprit du vécu ».

Alexievitch se détache toutefois du romanesque car elle ne laisse dans son œuvre aucune place à la fiction. Elle se définit comme historienne presque autant que comme littéraire, refusant de choisir entre ces deux formes d’investigation, remarque l’historien Wladimir Berelowitch dans sa lumineuse contribution. Son matériau est documentaire et mémoriel et son œuvre s’inscrit à sa manière dans la littérature d’une « ère du témoignage » dont Wladimir Berelowitch examine les variations. Ce genre comprend aujourd’hui deux grandes tendances : le vécu des expériences extrêmes caractéristiques des totalitarismes du XXème siècle, et le vécu « ordinaire », le témoignage des obscurs recueilli dans son authenticité. Mais Alexievitch se distingue aussi de ces deux sortes de « récits de vie » par la place qu’elle occupe dans la rédaction du livre : elle rassemble et sélectionne beaucoup plus de matière première qu’un historien (et a fortiori un journaliste) ne le ferait, et elle n’expose pas en détail le contexte de ses interviews, qui méritent à peine ce nom car elle interroge beaucoup moins qu’elle ne laisse les paroles s’écouler. Elle « prête sa voix aux sans voix et les laisse parler sans les faire parler », écrit Daniel de Roulet. Cette méthode originale lui vaudra d’être accusée lors d’un procès en 1992 de manipuler à la fois la littérature et l’histoire. On lui reproche de ne pas être l’auteure mais d’être en même temps trop présente, explique Tiphaine Samoyault. Alexievitch réclamera pour sa défense une expertise indépendante qui permette de définir la « littérature documentaire » en la différenciant clairement des écrits historiques et des écrits journalistiques, ce qui sera fait en 1994.

Romancière, historienne, auteure de tragédies et de littérature documentaire, Alexievitch est également unanimement comparée par les contributeurs à un chef d’orchestre ou à un compositeur. Les mots « polyphonie », « orchestration », « composition », « oratorio » reviennent régulièrement dans les articles. Tiphaine Samoyault rapproche l’art d’Alexievitch des expérimentations musicales nommées « phonographie » ou « cinéma pour l’oreille », morceaux composés à partir d’enregistrements de sons du réel qui sont ensuite sélectionnés et transposés dans un cadre qui les modifie légèrement. Elle-même se définit comme « femme-oreille » de son peuple et du bruit du monde. Profondément impliquée dans l’histoire douloureuse de l’Union soviétique, elle n’intervient pas pour enjoliver les propos entendus et en « faire de la littérature », et c’est par là que son geste littéraire se situe « au-delà de la littérature ».

De cette œuvre, qualifiée par plusieurs contributeurs d’« hybride », se dégage une authentique poésie, grâce à l’attention portée aux petits détails : les couleurs, les sons, la taille d’un cercueil, la présence du corps infirme à côté du corps glorieux dont parle Annick Morard, la proximité de la mort et de la beauté du monde. « La littérature naît en rassemblant des centaines de détails, de tonalités, de nuances », dit Alexievitch. Elle naît aussi, dans ce monde qui a vu « la fin de l’homme rouge », du sentiment que « la vérité ne se loge pas dans un seul cœur, dans un seul esprit. Elle est morcelée, elle est multiple, éparpillée de par le monde », monde où le Mal se mêle au Bien et les bourreaux aux victimes. On pense ici avec Jean-Philippe Jacquard à la complexité de l’univers polyphonique de Dostoïevski, car l’œuvre d’Alexievitch, loin d’être le « beau mensonge » dont parle Oscar Wilde, atteint une profondeur de vérité qui la met au niveau des plus grands romans de la littérature russe.

 

Nathalie de Courson

 

(1) Jean-Philippe Jaccard, Nathalie Piégay, Claudia Pirelli, Annick Morard, Wladimir Berelowitch, Tiphaine Samoyault et Daniel de Roulet.

(2) Italo Calvino, conférence « Multiplicité », Leçons américaines, Gallimard, 1989.

(3) Nathalie Piégay et Tiphaine Samoyault se réfèrent dans leurs analyses aux travaux de Nicole Loraux, La Voix endeuillée. Essai sur la tragédie grecque, Gallimard « Essais », 1999.

 

Svetlana Alexievitch, est née en 1948 en Ukraine, dans une famille d’instituteurs très éprouvée par la guerre, ses études en Biélorussie l’orientent vers le métier de journaliste. Son premier livre, La Guerre n’a pas un visage de femme (1985) traite des femmes soviétiques envoyées au front pour combattre l’ennemi nazi. Il est dénoncé comme « antipatriotique, naturaliste, dégradant » et relevant de la haute trahison, mais devient un best-seller. Ce roman sera suivi des Cercueils de zinc (1989) sur la guerre en Afghanistan, qui la fait connaître en France et sera adapté au théâtre par Didier-Georges Gabily ; Ensorcelés par la mort (1993) sur les suicides qui ont suivi la chute de l’URSS ; La Supplication (1997) sur la catastrophe de Tchernobyl ; et La Fin de l’homme rouge (2013) sur l’implosion de l’Union soviétique. Elle reçoit en 2015 le prix Nobel « pour son œuvre polyphonique, mémorial de la souffrance et du courage de notre époque ». Elle vit aujourd’hui à Minsk. « Je me sers du journalisme pour me procurer les matériaux, mais j’en fais de la littérature », déclare-t-elle, avec en arrière-plan une question métaphysique lancinante : « Comment le désir de faire le bien peut-il déboucher sur le mal absolu ? ».

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A propos du rédacteur

Nathalie de Courson

 

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Nathalie de Courson, enfance et adolescence à Madrid, agrégation de Lettres, doctorat de Littérature française, enseignement (beaucoup). Publications : Nathalie SarrauteLa Peau de maman (L’Harmattan) ; Eclats d’école (Le Lavoir Saint-Martin) ; articles dans les revues Poétique, Equinoxes, La Cause littéraire ; traductions de l’espagnol, dont, en 2017, le roman (traduit du castillan et de l’aragonais) Où allons-nous d’Ana Tena Puy (La Ramonda/Gara d’Edizions).

Auteur d’un blog http://patte-de-mouette.fr/