Suzy Storck, Magali Mougel
Suzy Storck, 2013, 75 pages, 12,80 €
Ecrivain(s): Magali Mougel Edition: Espaces 34
« L’autre guérillère ordinaire »
En 2013, les Editions espaces 34 publient deux volumes consacrés à Magali Mougel : Guerillères ordinaires, poèmes dramatiques (cf. chronique du 16 avril 2013) et Suzy Storck. Ces deux œuvres se font écho et particulièrement le premier poème « Lilith, à l’estuaire du Han » et Suzy Storck. La seconde pièce constitue en effet une amplification, un aboutissement dramatique de la première inspirée d’un fait divers : Magali Mougel passe d’un monologue court à un texte inscrit dans l’héritage du tragique antique : elle convoque un chœur. Elle construit sa pièce à partir d’un prologue auquel répond un épilogue et le dialogue fait se déployer les voix des personnages qui gravitent autour de la figure de Suzy, Médée sans mythologie, Médée du peuple. Suzy comme Lilith est une mère infanticide sans doute malgré elle : elle a commis « une faute d’étourderie » en oubliant son troisième enfant, nourrisson, en plein soleil dans sa poussette.
Elle est une voix de femme perdue, ne répète-t-elle pas p.14 : « j’essaie » ou « je ne sais plus ». Elle est en guerre contre sa propre vie, cette vie passée auprès d’un mari plein de bonne volonté mais incapable de la comprendre, Hans Vassili Kreuz, auprès de ses trois enfants qu’elle ne voulait pas : « ne pas produire d’enfants (dès la p.9), auprès de sa mère, Madame Storck qui, elle non plus n’adhère pas aux désirs de sa fille. La force du tragique, son avancée, Magali Mougel les met en œuvre dans l’architecture du temps que le chœur dit tout au long du texte. D’ailleurs le cœur de Suzy est UNE HORLOGE (p.18, au début de la pièce, p.36 et p.70, dans l’épilogue). Ainsi la perception du temps joue-t-elle sur deux dimensions, celle d’un temps « large » ; les évènements de la vie de Suzy couvrent son enfance paysanne évoquée par flashs, et les six années (séquence 11) de son existence après la rencontre avec Hans Vassili Keuz et un temps proche et resserré, exprimé en heures et minutes dont elle-même dit :
Les derniers jours s’entrechoquent
Les derniers mois s’entremêlent.
En fait, la vie de Suzy défile comme un film : Magali Mougel a découpé le texte en séquences et non pas en scènes ou actes. Ainsi le chœur égrène-il ses moments :
– Il est 22 heures 37, p.9
– Il est 20 heures 54, p.10
– Il est 21 heures 14, p.14
– Il est 21 heures 22, p.17
– Il est 22 heures, p.45
– Il est 20 heures 27, p.58
– Il est 22 heures 54, p.69
Le temps recule, avance, recule à nouveau, avance enfin et déborde, autour de l’unité du jour, le 17 juin, et de l’unité de lieu affirmée par le chœur comme un autre piège, comme l’enfermement de la jeune femme : « ici » en début de prologue ou des séquences 1 et 3, entendez la maison familiale, quelque part dans l’est de la France. Suzy est en guerre contre la vie qui s’est faite contre elle : « elle a pris les choses comme elles sont venues », p.30. Elle encaisse la violence faite à son corps, de la gifle de sa mère aux assauts sexuels de son mari qu’elle subit un peu à la manière de Lilith face à Georg. Le désir est du côté de l’homme. Lors de leur rencontre à l’usine de poulets, c’est Hans Vassili Kreuz qui veut l’embrasser, la pénétrer dans le baiser avec sa langue, c’est lui qui dans la séquence 8 pèse de tout son poids sur elle pour jouir d’elle sans lui donner de plaisir :
Je connais comment ça fend
Un peu plus loin :
Je connais le cri que Hans Vassili Kreuz étouffe dans ma nuque.
De l’indésirable désir de l’homme naissent les trois enfants dont elle dit « je crois que je ne les aime pas les enfants ». Insupportable souffrance de la mère qui allaite de ses seins meurtris. Les enfants sont du côté du père. Ce dernier est chasseur et initie son fils Loïc au maniement du fusil.
Suzy, elle, appartient au monde des bergers (des Pyrénées Orientales) ; le motif des brebis revient plusieurs fois comme un point central, de l’animalité et de la corruption des corps qui obsède Suzy mais aussi de la beauté du monde, de la nature.
Pourtant, une fois dans la pièce, Suzy va échapper à cet enfermement physique et mental, dans la longue partie, formant séquence, où se nouent des dialogues de la p.30 à 42. Le premier dialogue s’élabore entre le chœur et Suzy puis le deuxième entre la recruteuse et Suzy, le troisième entre elle et son mari, le quatrième entre elle et sa mère et le dernier met en présence le couple qui parle mais déjà ne se parle plus. L’unité de cette séquence 7 repose sur un entretien d’embauche, situation « réaliste » mais surtout fabrique de répliques. Suzy aidée par sa mère postule pour un poste de vendeuse dans une boutique en puériculture après avoir travaillé à l’usine. Suzy s’y révèle forte, elle a l’initiative dans la majeure partie du dialogue. Elle dit NON, elle s’affirme : Je /, Je sais ou même : « je suis ce qu’il y a de meilleur sur le marché » « j’ai vraiment envie de ce travail » mais elle ne veut pas d’enfants. Elle s’oppose aux conventions de la vie sociale édictée par sa mère, la recruteuse ou son mari. Mais c’est lui qui finalement gagnera la partie faisant d’elle une mère au foyer, l’abandonnant à son funeste destin comme en témoignent les derniers de la séquence 7 :
On a fait ce que tu as voulu Hans Vassili Kreuz.
J’ai renoncé à ce travail
ET/
Le reste n’est plus que jours d’ennui, de corvées, de travaux de couture, de reproches domestiques. Boire pour oublier ce pitoyable quotidien de femme de gérant de Super U. La tragédie est solaire, va-t-il se coucher « ce satané soleil » ?
Et l’enfant est abandonné par sa mère dans :
La petite poussette
elle est restée
dehors
avec le soleil
Le début recommence parce qu’il en va ainsi du tragique. La séquence 1 et la séquence 12 répètent le coup du destin, et recommence aussi la domination des hommes dans la présence ultime de Loïc, le fils aîné, armé de la carabine à plombs.
Ainsi Suzy Storck est-elle une pièce de la féminité blessée dans sa chair, humiliée socialement. Nous entendons la voix de Suzy qui ne désire rien de cette vie hétérosexuelle de mère, d’épouse, de femme au foyer. Il y a quelque chose de puissant dans cette provocation tragique à l’ordre social, à l’impérative maternité, provocation et cri que l’on entend aussi, mais d’une autre façon, dans le théâtre d’Angelica Liddell.
Marie du Crest
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