Sur un poème de Bernard Delvaille, Histoire portuaire (par Patrick Abraham)
« Il avait le regard à la fois ébloui et inquiet de ceux qui voient tout – et au-delà – et sont incapables de transmettre. Rien ne lui échappait ».
Le Vague à l’âme de la Royal Navy est un poème de Bernard Delvaille (éd. La Répétition, 1978). C’est un assez court texte d’une douzaine de pages construit sur les notes en vers du personnage principal, Mark. B. Thompson, « enseigne de vaisseau au service de Sa Majesté », et sur les commentaires en italique et en prose d’un exégète anonyme. Il faudrait d’ailleurs plutôt parler d’un poème-récit comme pour Un jour à Durban de Claude Michel Cluny (La Différence, 1991), dont Delvaille est proche à plus d’un titre, puisqu’une mince trame narrative s’y développe, suffisamment précise et lacunaire pour susciter la rêverie.
Il y a une ville du Nord, en été, avec ses quais, ses pubs et ses odeurs ; il y a le travail de la mémoire – le Kent, l’école navale, les îles tropicales ; il y a une rencontre, et la frénésie des corps ; il y a le départ d’un bateau et la tristesse puis le long désespoir de celui qui reste, attend et finira par ne plus reprendre la mer. « Les derniers jours de Mark B. Thompson furent radieux », constate ou suppose le commentateur. On n’a aucune raison d’en douter. Tout cela est très beau, bien plus beau que je ne saurais le dire. On se souvient d’une nouvelle de Georges Eekhoud – mais qui s’intéresse encore à Eekhoud à l’exception de Mirande Lucien, de Patrick Cardon, et de moi ? Comme lors d’une promenade, d’autres détails se vérifient quand on rebrousse chemin à une allure plus lente pour que des mystères s’éclaircissent.
Delvaille fut aussi éditeur, critique et diariste. Il aimait Henry J.-M. Levet, Guillaume Apollinaire, Valery Larbaud et Paul Morand. Je ne l’ai jamais croisé. Peut-être m’eût-il trouvé insignifiant. Je l’ai découvert par hasard – mais doit-on croire au hasard ? – vers mes vingt ans, dans l’une de ces librairies voisines de l’église Saint-Germain-des-Prés aujourd’hui disparues. Son Journal m’a séduit. Puis son Œuvre poétique (La Table Ronde, 2006). Sa voix n’est pas bruyante. Elle ne pérore pas. Son exactitude, sa courtoisie me charment. Elle se fiche des admonestations de la Morale, qui redeviennent péremptoires au fil des années. La bêtise n’est pas son fort. Je salue au passage Dominique Preschez, poète lui aussi et compositeur de haut vol qui a bien connu Delvaille, je pense.
Il faut lire Bernard Delvaille à Paris, dans un salon bourgeois dont la respectabilité est contredite par deux ou trois gravures sur les murs, par une édition rare de Hombres de Verlaine sur une étagère et par le reflet d’une silhouette souple dans un miroir ; dans un bar maritime en buvant un genièvre, un quintet de jazz jouant sans précipitation ; au printemps dans un café bordelais, tandis que les épaules se dénudent ; dans un bungalow d’Albany, en automne ; dans la coursive d’un transatlantique par vent calme alors que les premières étoiles surgissent ; à Londres, évidemment, en écoutant un vinyle de David Bowie ou de Janis Joplin ; au bord d’un lac scandinave, ô blondeurs amies, ô nuits pâles et suspectes !
Bernard Delvaille est mort à Venise. S’il ne l’a pas fait exprès, ce fut au moins une conclusion élégante. Une de mes histoires se situe dans un palais du rio della Sensa. J’y retournerai bientôt. Je dirai bonjour au baron Corvo, à Henri de Régnier, à Hugo Pratt et à Joseph Brodsky. Des nuances minuscules me raviront : mousses d’un escalier ; feuillage d’un jardin ; rémiges d’un pigeon sur une corniche ; moisissures d’une façade. Je m’assiérai derrière San Francesco della Vigna, le soir, après m’être attardé dans le sillage de matelots maltais ou monténégrins du côté de l’Arsenal. Je penserai au ressassement d’un clapotis, à la grâce inconsciente d’une démarche, à un tableau de Marco Basaiti. Je rouvrirai Le Vague à l’âme de la Royal Navy, avant d’aller dîner.
Patrick Abraham
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