Sur Rimbaud à New York de David Wojnarowicz (par Patrick Abraham)
Considérez ceci comme dit par un personnage de roman :
Pourquoi l’œuvre de David Wojnarowicz me touche-t-elle tant ? Pourquoi, depuis sa découverte vers ma vingtième année grâce à un texte de Félix Guattari, a-t-elle tellement compté pour moi ? Pour être sincère, cette œuvre ne me touche que par la bande, non par son ensemble. Ou l’ensemble (ce qui me touche le moins, ce qui me reste plus lointain et dont je ne parlerai pas ici) reçoit sa lumière de la partie qui m’émeut.
La série photographique en noir et blanc Rimbaud à New York a été conçue et réalisée à la fin des années 70. Wojnarowicz avait vingt-quatre ans. La relation de Wojnarowicz à Rimbaud est forte, évidente pour moi, sans doute ancienne. Elle renvoie à un rapport particulier à l’art, à la littérature – à une marginalité essentielle. Un siècle et un océan les séparent. Sans doute, la marginalité de Rimbaud et celle de Wojnarowicz ne se recoupent pas.
Rimbaud, malgré l’abandon précoce du père, a eu une enfance protégée, « bourgeoise » à Charleville. Il a été un brillant élève à l’Institution Rossat. Il n’a pas été un enfant battu, un enfant martyr. Il était beau comme en témoigne son portrait par Carjat, le tableau de Fantin-Latour. Ses fugues dans les forêts ardennaises, en Belgique puis à Londres avec Verlaine ont été des choix, des caprices si l’on veut, non des entreprises de survie. Ses premiers poèmes, s’ils les subvertissent, respectent les codes de l’époque. Ce sont encore (en apparence) des poèmes « bourgeois ». Raison probable de leur succès. On peut admirer Rimbaud en toute tranquillité à condition de ne pas être trop regardant, de ne pas sonder le sens deuxième, ou troisième, de plusieurs vers. Dans la Saison, dans les Illuminations surtout, la prose rimbaldienne tend vers l’inintelligibilité immédiate, ce qui là encore facilite les applaudissements confortables. On apprécie de ne pas trop comprendre quand cela permet de ne pas voir. Wojnarowicz et Rimbaud, autre point commun, ayant arrêté assez vite leurs études, ont connu une existence errante, précaire. Et, fraternité plus secrète, ils ont aimé des hommes. Un au moins pour Rimbaud (Djami au Harar ? Il faudrait interroger les deux Alain, Blottière et Borer). Beaucoup plus pour Wojnarowicz si l’on admet qu’un garçon sans grâce qui se prostitue pour subsister puisse aimer ses clients. Rimbaud a renoncé à la littérature, et la vie marchande qui vous rassure a commencé. Wojnarowicz n’a jamais cessé d’écrire, de (se) photographier, de créer – jusqu’au bout, jusqu’à l’épuisement. Avec rage. Dans la conscience d’une mort prochaine. Face à votre silence, complice de cette mort.
Wojnarowicz n’était pas malade à l’époque de Rimbaud à New-York. La Pandémie terrifiante ne s’était pas propagée. C’est ce qui rend ces images tremblantes, sans séduction commode, sans dextérité affichée, sans netteté des contours, si captivantes. C’est le monde d’avant. D’avant la chute, la catastrophe. D’avant la révolution gay, l’affirmation politique, aussi. C’est le monde des désirs qui circulent, des corps qui se convoitent et qui jouissent à l’extérieur de la morale commune, accompagnés par la rumeur de Stonewall. C’est un monde qui n’intéresse pas les gens raisonnables, les artistes récompensés, les militants progressistes. C’est le monde de la nuit, des lieux interlopes, de ce qui menace ruine, de ce qui se lézarde. Un monde pauvre, mal fringué, saisi dans sa fugacité – donc son éternité. Un monde où l’on a faim. Un monde où l’on se vend à la sortie d’un cinéma. Où l’on se pique dans une usine désaffectée. Un monde de chambres d’hôtels minables, de restaurants sans grandeur. De trajets dans des compartiments bondés. De terrains vagues. D’entrepôts. D’arrière-cours. De plages (tôt le matin ou tard le soir). C’est le monde où a vécu Wojnarowicz dès son adolescence. Un monde lumineux à sa manière. On pense à Genet, à Penna, à Pasolini, à Koltès, à Guibert.
Après Rimbaud, Genet est la seconde fascination française de Wojnarowicz. Il est venu à Paris pour lui, également. Je serais curieux de savoir comment aurait réagi Genet s’il avait rencontré l’œuvre de Wojnarowicz, et son auteur. Il y a entre eux une proximité puissante bien que Genet, par la somptuosité du style, fleurisse et mythifie l’univers presque légendaire où s’aventurent ses personnages, où il s’aventure lui-même. David Wojnarowicz ne fleurit, n’embellit rien – et pourtant si. Il parcourt New York et se fait photographier avec un masque en papier de Rimbaud. Fixant et ne fixant pas l’objectif. Adossé à un mur lépreux ou écartant les bras dans une cave, un appartement dévasté. Allongé sur le dos, un revolver dans la main droite. Dans une pissotière. Sur un quai de gare suburbain. Dans un décor de fête foraine déglinguée. A l’angle d’une avenue près d’un kebab fermé. Sous une jetée. Juste avant une étreinte. Par l’absence d’expression du visage, par sa solitude têtue même lorsqu’une foule est présente, tout le corps signifie, invite à un dialogue, esquisse des réponses à des questions insistantes. Sortilège érotique – qui n’opère que sur moi ? Rimbaud est donc réellement allé à New York. Wojnarowicz révèle Rimbaud en le dépaysant, le transplantant, sans souci de votre approbation. Et me révèle.
On se soumet à l’envoûtement de ces photographies ; on les habite ; on se les approprie ; on les réinvente ; on n’y demeure pas étranger. Des souvenirs rameutent ou se créent. On rajeunit, on prend conscience des trahisons de la maturité. Ce que l’on fut resurgit. Pour moi en tout cas : mes nuits indiennes ont été américaines en quelque façon. Je n’ai jamais traversé l’Atlantique, j’ai échappé à la Pandémie terrifiante, mais j’ai dormi là où David Wojnarowicz a dormi. A Manhattan, à Coney Island, dans Christopher Street. J’ai fréquenté les mêmes endroits – par choix, par caprice bien sûr. Leur beauté, leur dénuement ont ravivé mon envie d’écrire. Je pourrais nommer chaque rue, indiquer l’emplacement de chaque immeuble, de chaque square, donner des tarifs. De Pune, de Mysore, de Puri, j’ai eu froid dans l’hiver new-yorkais, j’ai eu honte de mes vêtements cradingues (coucher avec n’importe qui pour manger ; aborder n’importe quel rôdeur au ventre vide) mais de cette honte j’ai été heureux. Heureux de ne pas vous ressembler, de ne mériter ni votre pitié ni votre bienveillance, de me situer hors de votre champ.
« J’ai croisé des regards. Les vôtres, fuyants, et ceux des hommes que j’ai suivis. En les aimant, en me laissant aimer d’eux (en feignant de le croire), j’ai été Rimbaud. Rimbaud à New York. Dans un monde tremblant et lumineux ».
La voix soudain se tairait, fatiguée.
Patrick Abraham
(1) D’Alain Borer, lire Rimbaud en Abyssinie (Le Seuil, 1984), Un sieur Rimbaud se disant négociant (avec Philippe Soupault, Arthur Aeschbacher et François Margolin, Lachenal & Ritter, 1984), et Rimbaud d’Arabie (Le Seuil, 1991) ; pour Alain Blottière, se reporter à son roman Saad (Gallimard, 1980).
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