Sur les pas égarés de l’Autre, Lettre à un passant, par Nadia Agsous
Ô Vous !
Voilà plus d’un an que je vous vois passer sous ma fenêtre ; tous les matins, vous allez ; tous les soirs, vous revenez. Vous marchez au rythme du temps qui passe. Au milieu de la rue étroite, vous avancez d’un pas lent et nonchalant. Vos yeux se promènent partout. Ils s’arrêtent sur le moindre détail des choses de la rue. Sauf sur ma fenêtre, ma tour d’ivoire, mon refuge, ce lieu qui éclaire mon jardin intérieur et égaye mes nuits tristes et monotones.
Voilà plus d’un an que tous les matins, parée de mon beau caraco brodé de fils d’or et de pierres précieuses venus du pays de mes rêves déjantés, je chante ma peine. Pendant que vous passez, mes yeux caressent tendrement votre silhouette qui hante mon esprit avide de vous connaître, de savoir qui vous êtes.
Dites-moi, Ô Passant, pourquoi vos pas sont-ils si lourds ? Comme s’ils avaient du mal à vous porter ?
Voilà plus d’un an que l’envie de vous prendre par la main ébranle ma pudeur, inonde mon corps, submerge mon esprit, me possède, me féconde, me berce, me fait gémir de plaisir.
Très souvent, en plein cœur de ma nuit blanche, vos pas lents et coquins viennent déranger mon repos nocturne. Sans frapper, sans avertir, ils s’installent au cœur de mon sommeil si léger. Toute la nuit, ils vont et viennent le long de mon corps qui se laisse déborder par la démesure de mes fantasmes. Ils vont. Ils viennent. Et reviennent. Ils vont encore. Et reviennent toujours.
Que de gesticulations ! Que de mouvements ! Que de bruits !
Ah, la poésie de leurs étreintes sur le désir de mes désordres nocturnes ! Quel délice !
Oh, ce brouhaha voluptueux ! Il inonde le champ de mes réminiscences auditives. Et je crois bien qu’ils ont touché ma folie !
Oui… Oui… Oui. Ils ils ils l’ont effleurée Chatouillée Caressée. Ebranlée. Oui… Oui… Oui elle a vibré ! Ils l’ont tournée et retournée dans tous ses sens, elle qui s’apprêtait à s’enfouir dans les méandres du néant !
Mon corps se souvient encore de la douceur des étreintes de ce vent de folie qui a bercé mon être, transporté au-delà des bruissements de la volupté dans un espace dépouillé où le temps a suspendu son envol.
Dans le champ de ma vision altérée par la lumière blafarde du crépuscule, un capharnaüm d’organes humains me bascule dans le monde de l’absurdité. Là. Juste là. Devant mes yeux ahuris. Une main. Un pied. Une oreille. Un bras. Deux yeux. Une partie du ventre. Une moitié de jambe. Deux lèvres suturées. Un morceau du bras gauche. Un sexe mutilé. Un clitoris offert à loisir. Des doigts qui dansent. Courent. Marchent. Trébuchent. Et s’enfoncent dans le trou noir de l’existence.
Superposition d’organes humains, immobiles, muets qui en l’espace d’une seconde prennent l’allure d’un corps informe, inerte, allongé à même le sol, au milieu d’une pièce sombre.
A l’entrée, à gauche de la porte bleue, un miroir Art déco. L’odeur du sommeil éternel embaume l’atmosphère de ce lieu où des voix inaudibles se confessent sous le regard aveugle de ce corps désarticulé qui suscite de l’effroi.
Debout, portée par des impulsions libératrices, je fixe ce corps mort avant d’avoir marché sur les routes hasardeuses de la vie, ce corps qui prend l’image de vous. Vous qui allez. Vous qui venez. Sous ma fenêtre. Vous allez le matin. Vous revenez le soir. Sans arrêt. Sans escale. Vous…
Vous qui vous levez d’un bond et disparaissez de ma vue.
Vide Néant Silence Angoisse
Envie d’éclater en sanglots ! Mes yeux regardent. Cherchent. Inspectent. Fouillent. Farfouillent. Mon cœur pleure de la douleur humide. Mes jambes tremblent. Elles n’en peuvent plus. Elles sont sur le point de me lâcher. Les voilà qu’elles m’abandonnent.
Soudain, je crois apercevoir l’ombre de votre silhouette qui se faufile à l’intérieur de ce piège à illusion. Je crois que… Je crois
Car derrière moi, le souffle suave de votre désir parcourt mon corps. Je sombre dans un état d’exaltation qui vous transporte dans un univers fait d’euphorie et de merveilles. J’entends votre voix qui émet des grognements de plaisir. Vous délirez. Je ris. Vous pleurez. Je crie. Vous parlez. En silence. Je déverse un flot de mots au sens indéchiffrable qui vous comble de bonheur. Vous psalmodiez des vers de Nizar El kabbani mêlés à des versets du Coran Saint. Je crie ma joie qui se perd dans les battements de votre cœur qui bascule dans un état d’épuisement proche de l’évanouissement.
L’air faussement hautain et détaché, je fixe votre visage dans le reflet du miroir. Je m’efforce de distinguer vos traits. Je ne me retourne surtout pas. Non ! Non ! Surtout pas & !
Je regarde droit devant moi. Je tourne le dos au passé qui s’acharne à s’agripper aux parois de mon cœur meurtri. De mes yeux surpris, je parcours votre corps nu. Comme le premier jour de votre arrivée dans le monde des vivants. Mon bas-ventre sursaute sous l’effet d’une déflagration intérieure de faible intensité.
Je vous sens. Là. Derrière moi. Là. Dans moi. Là. En Moi. Là. Sur moi. La chaleur magnétisante qui se dégage de votre corps caresse mes bouleversements intimes. Mes sentiments sont sens dessus dessous. Mes émotions se réveillent. S’étirent. Se prélassent. Se lèvent lentement. Et d’un pas précipité, ils tournoient. Tanguent. Dansent. Les voilà entraînés dans un tourbillon en couleurs qui secoue mes peurs, chamboule mes désirs, réveille mes fantaisies et soulage ma solitude.
Autour de nos corps, j’aperçois des choses. A droite, sous la table ronde en bois massif, une multitude de yeux qui brillent. A gauche, quatre hontes qui se cachent de peur d’être bousculées. Derrière, six incertitudes qui cherchent à s’affirmer. Devant, deux angoisses en phase de gestation.
Dans le reflet de l’écran blanc qui domine cet espace confiné, l’image impudique de moi qui se contemple et se livre à des jeux coquins avec votre corps qui se caresse pour se soulager de la douleur du désir vif et ardent.
Je Je Je Je vibre sous l’effet de vos caresses qui glissent sur mes hanches d’orientale. Je Je Je Je m’engloutis dans les profondeurs des émois de mon corps.
Je Je Je Je
Oh ce voyage au cœur des origines de Moi !
Vous Vous Vous Vous haletez.
Vous Vous Vous Vous gémissez.
Vous Vous Vous Vous exultez. Et tendrement, lentement, votre main droite suit le rythme de ma respiration hachée. Ses errances sur ma peau trouvent refuge dans les égarements de vos saccades pulsionnelles.
Vos sentiments sont nus. Mes désirs se déchaînent. Vos frissons parcourent mon corps qui vibre sous l’effet de nos passions conjuguées. Votre main gauche masse mes seins. Ma main droite arrache votre chemise. Nos corps se regardent. Se frôlent. Se touchent. Se rencontrent. S’unissent dans un univers où nos peurs existentielles sombrent dans les bas fonds de l’inconscience. Nos désirs se soulagent de leur trop-plein d’excitation.
L’aube nous enveloppe de sa douce lumière dorée et crépusculaire.
Je Vous Vous regarde découvrir vos émotions les plus intimes. Vous Vous tremblez à la vue de mes seins qui se dressent sous l’effet de mes caresses qui vous propulsent dans un monde où nos sens crient à tue-tête. S’essoufflent. Etouffent.
Terre d’asile, je suis. Ville de lumière, vous êtes ! Lieu de partage nous sommes. L’un dans l’autre. L’un et l’autre. Nous ne formons plus qu’Un. La vie est un immense jardin d’émerveillement. Je scintille. Vous exaltez. Je vous contemple vibrer. Vous recueillez le tumulte de mes émotions qui jaillissent des confins isolés de ma folie. Ivres d’amour, mes frissons piétinent votre sensibilité. Grelottant de froid, vos émois dansent au cœur des éclats pétillants surgis des méandres de ma passion.
Derrière le miroir de nos errements, la face pudique de moi pleure la soudaine disparition de vous dans l’obscurité évanescente de la nuit qui s’enfuit à pas géants. Et au cœur de mes hallucinations, le souvenir lointain et confus d’un rêve flou, fou, fatigué des va et vient de mes passions fantasmées.
Mes tribulations mentales ont fermé leur porte à la démesure. Le rêve s’est tu. Le jour s’est levé. Je me laisse porter par les souvenirs confus de mes ébats amoureux avec cet homme. Cette autre image de vous.
Vous, cet inconnu, qui, ce matin ne passez pas sous ma fenêtre. Vous qui ne marchez pas au rythme du temps qui passe. Vous qui n’avancez pas d’un pas lent et nonchalant.
Du haut de ma fenêtre entrebâillée, du fond de mes déambulations solitaires, je creuse. Je fouille. Je déterre. Je renoue le fil de cette histoire nocturne qui tente de se défaire de vous. Vous que le miroir de mes folies nocturnes à jamais ancré dans les profondeurs de mon inconscient.
Nadia Agsous
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