Sur Le Réseau de Lautréamont de Kevin Saliou (par Patrick Abraham)
Le Réseau de Lautréamont, Kevin Saliou, Classiques Garnier
Le Réseau de Lautréamont qu’ont publié les Classiques Garnier cet automne est le deuxième volume de la thèse que Kevin Saliou a consacrée à l’auteur longtemps mystérieux des Chants de Maldoror. Autant le dire tout de suite, la lecture en est passionnante : il est rare qu’un essai érudit, rigoureux, qui semblerait réservé aux spécialistes, procure le même plaisir qu’un roman policier – et il y a bien en effet comme une démarche d’enquêteur scrupuleux dans ce livre puisque Saliou, comme l’avait fait Étiemble pour Rimbaud en 1952, s’applique à délégitimer certains mythes construits depuis sa mort autour d’Isidore Ducasse et à éclaircir plusieurs énigmes, tout en admettant que les zones d’ombre demeurent importantes.
Les concepts sociologiques de réseau, de champ et de stratégie littéraires, convoqués par Saliou, sont remarquablement opérants en l’occurrence. Saliou commence par résumer ce que l’on connaît de la biographie de Ducasse avant de réunir les informations fournies par les témoins directs de son existence (camarades de lycée, etc.).
Il en arrive à situer l’itinéraire du futur écrivain dans le Paris des années 1868-1870 quand Ducasse, après un dernier séjour à Montevideo, rejoint la capitale, décidé à faire carrière dans les lettres. Il détruit quelques légendes comme celle de la pauvreté du poète alors qu’il s’est installé dans le quartier de la Bourse et des Grands Boulevards et qu’il était manifestement pourvu avec largesse par son chancelier de père, resté en Uruguay, comme en témoigne la courte correspondance avec le banquier Joseph Darasse, intermédiaire de François Ducasse à Paris, qui nous est parvenue. Il analyse la stratégie déployée par le jeune homme pour tenter d’attirer l’attention sur son ouvrage en présentant les auteurs (dont Victor Hugo), éditeurs, directeurs de revue ou journalistes auxquels il s’est adressé et à qui il a été parfois lié – presque en vain puisque la plaquette contenant le Chant premier en 1868, l’ensemble du livre avec ses six chants en 1869, repris à Bruxelles par Auguste Poulet-Malassis, l’éditeur de Baudelaire, lorsque Albert Lacroix, par crainte du scandale, eut renoncé, et la reparution de 1874 après la mort subite de Ducasse à vingt-quatre ans en novembre 1870 durant le siège, n’eurent guère de lecteurs. Il s’intéresse enfin à la réception des Chants en France et en Belgique jusqu’en 1917, date à laquelle s’arrête son enquête, et à la curiosité croissante qu’ils suscitent chez Léon Bloy, Valery Larbaud (1) et Remy de Gourmont, préparant leur étonnante consécration, qu’amplifiera leur appropriation par les surréalistes, et rappelle à juste titre, en mettant l’accent sur le bilinguisme et la double culture franco-uruguayenne du comte de Lautréamont (2), fréquemment ignorés des commentateurs, que ses « incorrections stylistiques », relevées par des critiques sourcilleux, ne sont souvent que des hispanismes – et l’on songera ici à la troublante nouvelle de Julio Cortázar, L’autre ciel.
Les chapitres sur le « Paris homosexuel » des années 68-70 marqueront le plus. Saliou n’est pas le seul à s’interroger sur la sexualité de Ducasse tant les allusions à la « pédérastie », comme on disait alors, sont nombreuses chez lui, mais nul ne s’était penché sur la question de façon aussi précise. Ce que l’on découvre, c’est que la rue du Faubourg-Montmartre où Ducasse a vécu et où il est mort, la rue Vivienne où il a habité et dont il a fait l’éloge au début du Chant sixième et, ajouterons-nous, le passage Verdeau tout proche où se trouvait, au n°25, la Librairie Gabrie, l’imprimeur des Poésies, étaient de hauts lieux de la drague et de la prostitution homosexuelles dans un Second Empire vertueusement homophobe, et donc que les endroits de résidence du poète comme ses déménagements successifs ne sont sans doute pas dus au hasard. Saliou revient également sur ses amitiés d’adolescence, avec Georges Dazet en particulier, nommé à neuf reprises dans la version du Chant premier de 1868. Personne bien sûr n’est obligé de voir dans la probable homosexualité de Ducasse une clé simpliste pour l’interprétation de l’œuvre : Saliou n’a d’ailleurs pas ce projet, ou cette naïveté ; mais on conviendra avec lui, comme pour Swinburne, Wilde, Lorrain ou Proust, que les goûts amoureux du poète, réalisés ou non, ne doivent pas être passés sous silence si l’on veut lire derrière ce qui se dit, dans un contexte de surveillance et de répression, de réprobation sociale, de discours médical oppressif, ce qui possiblement cherche à se formuler (à travers le personnage de Mervyn par exemple, ou les emprunts à l’Étude médico-légale sur les attentats aux mœurs d’Ambroise Tardieu).
Bref, l’essai de Kevin Saliou, si on peut lui reprocher des lourdeurs d’expression et un ton trop « universitaire », sans connivence sensible avec son sujet (mais tel est un peu la règle de l’exercice), captive de bout en bout, que l’on soit ducassien ou pas, et les outils conceptuels employés permettent de jeter un regard nouveau sur la manière dont un jeune homme doué et ambitieux mais sans appuis efficaces a essayé de s’imposer dans le monde des lettres pour finalement échouer dans son entreprise avant l’éclatante, la formidable revanche posthume : le mystère-Lautréamont, l’ultime page refermée, conserve son étrange capacité de fascination.
Patrick Abraham
(1) Consulter aux mêmes éditions le Dictionnaire Valery Larbaud (sous la direction d’Amélie Auzoux et Nicolas Di Méo, août 2021).
(2) On ne sait encore, souligne avec pertinence Saliou après Pascal Pia et Jean-Jacques Lefrère, dont il faut saluer la mémoire, si ce pseudonyme inspiré du Latréaumont d’Eugène Sue a été choisi par le poète lui-même ou proposé par Albert Lacroix puisqu’il ne l’a jamais revendiqué ni mentionné.
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