Sur "le Poison" de Charles Jackson, par Didier Smal
Le Poison, Charles Jackson, Belfond Vintage, septembre 2016, trad. américain Denise Nast, 384 pages, 17 €
Ah le putain de grand roman ! Ah la putain de baffe en travers de la tronche ! Ah le sentiment de s’être mangé un mur littéraire en plein !
Bon, d’accord, ça ne se fait pas de débuter une chronique littéraire de la sorte, ça ne se fait pas mais on s’en moque. Ce n’est pas tous les jours que remonte des oubliettes de l’histoire littéraire un chef-d’œuvre, et on pardonnera les écarts de langage : parfois, on a tout simplement envie de dire ce qu’on a ressenti en lisant un roman, pas d’en livrer une savante analyse – enfin, savante, disons-le vite, la modestie est de mise. Tâchons quand même d’écrire quelques lignes sur Le Poison (1944, The Lost Weekend, dans la version originale, titre plus énigmatique et plus exact quant à la durée narrative), premier roman de Charles Jackson (1903-1968), pour lequel son auteur est célébré dans le monde anglo-saxon.
Pourquoi cette célébration ? Tout est probablement question de justesse. S’inspirant de sa propre vie mais la sublimant en un geste dont pourraient s’inspirer les pauvres littérateurs de l’autofiction contemporaine, Charles Jackson donne un aperçu d’une précision effroyable sur la vie d’un homme qui s’est mis au ban de la société, par son addiction à l’alcool (le « poison » du titre français) ainsi que par ses préférences sexuelles (un scandale durant ses études, lié à un camarade dans une fraternité) ; cet homme, c’est Don Birman, écrivain raté aux références trop élevées pour la médiocrité du monde, qui sombre dans l’alcoolisme avec une élégance théâtrale toute baudelairienne : « A moins de l’enfermer, rien désormais ne le sauverait de l’inévitable désastre, qu’il s’en sorte ou non sain et sauf. Le vieux Démon de l’Ennui l’y avait poussé ; usant d’artifices, ce vieil Ennemi l’avait dupé et contraint à pécher de nouveau, avant même que se fussent dissipées les fumées de la dernière orgie, avant même qu’il en fût complètement rétabli ». Plus loin, il est question de Raskolnikov, de Fitzgerald ou encore de Joyce et Thomas Mann, et puis Birman s’imagine donnant un cours magistral, au deux sens du terme, sur Shakespeare. Une ivresse livresque, en somme ? Oui, et que soit pardonné ce calembour. C’est un peu comme si Birman allait chercher au fond du verre ce qu’il ne trouve pas au fond du verbe – et c’est ça, qui est sidérant.
Car le verbe, servi par la traduction de Denis Nast, pourtant datée (1946) mais pas édulcorée, est la grande affaire de ce roman : à la sidération de la vision exacte de Birman s’associe celle d’une précision quasi clinique dans la description des affres du manque, de la course folle au dollar (traversée quasi rocambolesque de New-York, lourde machine à écrire au bout du bras, pour trouver un prêteur sur gages ouvert le jour de… Yom Kippour ! – et certes, le cliché antisémite est indéniable, mais bon, si on doit passer toute la littérature au tamis de l’antiracisme et du politiquement correct, on va finir dans une société à la Fahrenheit 451, d’autant qu’il ne s’agit pas, dans Le Poison, d’une charge contre le peuple de David, mais bien de souligner la dépendance de Birman et ses conséquences pratiques parfois risibles), des petites malhonnêtetés destinées à se procurer de quoi éteindre son esprit. C’est une vie faite de mensonges, mais Birman ne s’en adresse aucun : sa clairvoyance quant à son état et sa déchéance propre est sidérante, jamais il ne rationnalise, jamais il n’excuse et, surtout, jamais il ne geint sur son sort. Pour peu, Le Poison serait dépourvu de toute émotivité – sauf que ce n’est pas le cas, loin s’en faut, puisqu’il y a entre autres une certaine Helen, qui désire aider Birman à sortir de sa condition et à laquelle celui-ci est attaché, et qu’un être dépourvu de toute émotivité n’envisagerait pas la possibilité d’en finir définitivement.
A cette déchéance dans l’alcool, Birman pourrait aussi apporter nombre de justificatifs d’ordre psychologique, à commencer par un père parti alors qu’il était enfant de façon brusque et soudaine, mais il s’en abstient. Charles Jackson a même écrit des pages sublimes de férocité à l’encontre de la psychiatrie, son personnage consultant un praticien, dont ce paragraphe qu’on ne peut s’empêcher de citer avec délectation : « Cette sorte d’honneur avait confondu l’imbécile de psychiatre, comme il en avait confondu beaucoup avant lui, à commencer par sa mère. Mais pouvait-on, au sens le plus large des règles de l’éthique, appeler cela de l’honneur ? Ou était-ce un honneur si intègre qu’il dépassait de loin l’humain, et si humain qu’il ne s’était trouvé dans le vocabulaire du psychiatre aucun mot pour le caractériser. Ils nageaient tous deux, le docteur et lui, dans l’incompréhension. L’un s’en fichait : pour lui, l’histoire seule comptait et non l’explication. Quant à l’autre, il se repliait encore davantage sur lui-même en présence de ce tissu de contradictions qui s’analysait d’une façon si positive et si totalement objective (tout aussi subjective d’ailleurs) qu’il lui restait à la fois tout et rien sur quoi baser son diagnostic. C’était un encombrement de richesses qui s’évanouissaient à peine apparues. Les matériaux qu’il avait sous la main lui glissaient entre les doigts à l’instant même où il tendait la paume… et surgissaient derrière son dos pour l’assommer d’un coup sur la tête. A de pareils moments, Don attendait poliment que l’autre se fût remis de la secousse, son esprit fouillant de plus en plus loin dans le passé en quête de nouveaux épisodes qui les divertissent et les instruisent tous les deux ». Jackson est d’une cruauté parfaite envers ces psychiatres et autres psychologues qui prétendent à la connaissance de l’esprit humain mais sont incapables d’autre chose que la frayeur et le désarroi une fois confrontés à de véritables êtres humains, aux exigences hautes ; l’absence de volonté de Birman de se laisser engluer les neurones à coups de belles phrases, voilà ce qui désarçonne ce pauvre psychiatre – mais ravit le lecteur.
De ce long weekend, perdu selon le titre anglo-saxon, on ressort ému, troublé, mais aussi vivifié. Pas qu’on ait envie de sombrer à son tour dans l’alcoolisme, mais bien qu’on cède à la tentation justifiée de célébrer un roman d’une grande justesse sur un abus certes répréhensible, surtout en notre époque hygiéniste, un roman sans nulle complaisance, sans nulle pitié, ni envers le monde ni envers son personnage principal, que ses outrances clairvoyantes rendent sympathiques au sens premier de l’adjectif. C’est un poison, certes, que l’alcool, mais le monde n’en est-il pas un aussi ? Plutôt que trancher, citons Romain Gary : « L’un des clichés les plus idiots de la psychiatrie consiste à affirmer que les alcooliques boivent parce qu’ils n’arrivent pas à s’adapter à la réalité. Mais un homme qui peut s’adapter à la réalité n’est qu’un enfant de pute » (Adieu Gary Cooper). Et envisageons que Le Poison, à certains égards, bien que sur un mode moins jouissif et beaucoup plus addictif, est digne d’un des plus grands films qui soient sur la picole, Un Singe en hiver, et de cette réplique sans appel dite par Albert Quentin/Jean Gabin : « Vous avez le vin petit et la cuite mesquine. Dans le fond, vous méritez pas de boire. Tu te demandes pourquoi il picole, l’Espagnol ? C’est pour essayer d’oublier les pignoufs comme vous ». Don Birman, bien qu’ayant quant à lui sombré dans l’addiction, boit pour la même raison.
Didier Smal
Charles Jackson est né dans le New Jersey en 1903, et a grandi à New-York. Sa jeunesse est marquée par plusieurs drames : la disparition brutale de son frère et de sa sœur dans un accident de voiture ; son enfermement pendant cinq ans dans un sanatorium où il manque mourir de la tuberculose. En 1944, Charles Jackson écrit son premier roman, Le Poison, un best-seller immédiat inspiré par sa vie et ses propres démons, adapté au cinéma par Billy Wilder en 1945, et qui paraît en France chez Julliard en 1946. Trois romans suivront, qui ne connaîtront pas le même succès. Alors que ses problèmes d’alcoolisme et sa bisexualité l’éloignent de sa femme et de sa famille, Charles Jackson meurt d’une overdose le 21 septembre 1968, à New-York, alors même qu’il écrivait une suite au Poison.
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