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Sur le fleuve, Silvia Baron Supervielle

Ecrit par Didier Ayres 15.05.13 dans La Une Livres, Les Livres, Recensions, Arfuyen, Poésie

Sur le fleuve, 2013, Prix Jean Arp, 14 €

Ecrivain(s): Silvia Baron Supervielle Edition: Arfuyen

Sur le fleuve, Silvia Baron Supervielle

Cette distance


C’est avec grand intérêt que j’ai reçu ce livre, prix Littérature Francophone 2012, car il recoupe divers intérêts qui sont miens au moment présent, et me permet de revenir aussi à d’anciennes idées qui ont été à la base de ma formation universitaire de troisième cycle, et qui, sous la direction de Philippe Tancelin, m’ont permis d’élaborer une problématique difficile sur l’étrangeté en esthétique littéraire. J’avais conçu avec ce professeur et poète de l’Université Paris VIII un ensemble phénoménologique complexe où la question de l’intervalle et de la distance était centrale. Je parlais avec lui de langue altérée, de porosité, de flux, de fluidité – et n’est-ce pas, les fleuves ne sont-ils pas bien ces zones aquatiques qui font des frontières molles, et qui coupent en soi le plus connu, le plus chéri, du plus lointain et du plus regretté, comme le symbolise le fleuve sacré où Siddhârta finit par rejoindre Bouddha ? Donc, pour nous, lecteurs qui venons après que les écrivains sont passés par cette ère du soupçon et de l’étonnement devant des mots simples, par un nouvel enchantement, je puis dire que cette série de cinq chapitres d’à peu près vingt poèmes pour chaque section, convient bien à ce qui fait la qualité presque orientale de cette langue, langue française que Silvia Baron Supervielle pratique depuis les années 60 comme langue de prédilection pour l’expression littéraire.

Pour être sincère, j’ai coupé la lecture de ce livre en deux moments distincts, pour écrire une petite étude sur l’art contemporain africain – ce qui est sans rapport apparent – mais qui m’a plongé dans la question du métissage. Et j’ai retrouvé l’autre partie de ce recueil pour voir combien cette simplicité extrême de l’expression, orientale à tel point qu’il m’arrivait de relire chaque poème comme on le fait, je crois, pour la forme haïku japonaise, pouvait véhiculer une sorte d’univers éthéré, transparent, aérien, une expression labile et forte à la fois.

 

Je prends un exemple :

 

ni arrivée

ni départ

dans l’exil

collectif

du corps

 

Poème sans ponctuation et sans majuscule, comme si la barrière des points ou des virgules, et la route claire des minuscules, autorisaient un voyage dans un état atmosphérique supérieur à une ivresse de l’altitude. Et sans pourtant oublier la douleur sans doute de l’exil argentin, la distance des mers, les barrières immenses d’eau, de temps et d’espace qui séparent de soi, du soi resté là-bas. En tout cas, on imagine une douleur, dont la raréfaction et la labilité de la langue font une très claire place. Le pays d’origine est une étoffe trop longtemps exposée au soleil, et la dialectique de la lumière devient alors une problématique et un doute.

Univers poétique glissant, meuble et non pas leçon de morale ou de réification spirituelle. Tout reste ouvert. Justement parce que cette clarté, ce presque rien de l’écume qui reste à peine dans la pensée, c’est l’exil que l’on sent comme une ancienne condition ou presque. Du lointain et du proche, des distances fluides, l’un, l’Unique et le monde, le Tout, un peu comme dans la philosophie chinoise quand elle délibère de la condition du fort et du prince. Ici ou là parmi des moments des poèmes. Et cela, non loin d’une tension vers la littérature dramatique peut-être, en tout cas, monde prosaïque c’est à peu près certain. Je dis cela par expérience du poème lui-même, et la possibilité souvent, ou parfois du moins, de ne pas respecter la césure du vers et de faire une phrase à part entière, dont le flux est prose : je ne voulais/pas écrire/mais signaler/les ombres/éthérées/du néant ; ou encore :invariable/va-et-vient//d’un bout/à l’autre/de la nuit//d’un côté/à l’autre/de la mer.

Métissage des langues où le français triomphe avec sa clarté d’expression qui lui vient de si loin. Avec des liaisons dans mon esprit, des liens peut-être décidés, avec la poésie de Guillevic, et ce poème, que je cite de mémoire : Dans la rue/ des regards/sacrifient/des regards. Avec ce poème de la quatrième section : une femme seule/dans la rue/les yeux baissés/parle à peine/le trottoir d’en face/est vide elle traverse/étouffe un cri/quelqu’un la fixe/elle lève le visage/ne parle plus/marche. Ou vers Garcia-Marquez avec le premier poème de la quatrième section. Ou Dante : je suis entrée/dans une forêt/où les branches/et les racines/arrachées/gesticulaient/vivantes. Donc un mélange de cultures européennes et latino-américaines, avec cette distance si gracieuse de l’expression française. La meilleure solution serait de lire ou de relire les pages sur l’air de Bachelard, ou sur l’eau – que je connais mieux personnellement. Poétique des eaux et du rêve, clarté et profondeur du puits où Mélisande plonge son destin tragique. Il y a sans doute un peu de chacune de ces entrées littéraires et philosophiques à l’œuvre dans ce beau recueil, clair et presque ductile.

 

Didier Ayres

 


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A propos de l'écrivain

Silvia Baron Supervielle

Silvia Baron Supervielle est née en 1934 à Buenos-Aires d'une mère uruguayenne d'origine espagnole et d'un père argentin d'origine française. Lorsqu'elle arrive en France en 1961, elle a déjà une oeuvre en langue espagnol (poèmes et nouvelles) mais elle poursuit son oeuvre en français. Elle est l'auteur de nombreuses traductions de l'espagnol en français et du français vers l'espagnol.

 

(Terre à ciel)


A propos du rédacteur

Didier Ayres

 

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Rédacteur

domaines : littérature française et étrangère

genres : poésie, théâtre, arts

période : XXème, XXIème

 

Didier Ayres est né le 31 octobre 1963 à Paris et est diplômé d'une thèse de troisième cycle sur B. M. Koltès. Il a voyagé dans sa jeunesse dans des pays lointains, où il a commencé d'écrire. Après des années de recherches tant du point de vue moral qu'esthétique, il a trouvé une assiette dans l'activité de poète. Il a publié essentiellement chez Arfuyen.  Il écrit aussi pour le théâtre. L'auteur vit actuellement en Limousin. Il dirige la revue L'Hôte avec sa compagne. Il chronique sur le web magazine La Cause Littéraire.