Identification

Sur L’insouciance de Philippe Mezescaze (par Patrick Abraham)

Ecrit par Patrick Abraham le 22.04.22 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Sur L’insouciance de Philippe Mezescaze (par Patrick Abraham)

Du Corps océan (Vermont, 1977) à Deux garçons (Mercure de France, 2014), de L’impureté d’Irène (Arléa, 1987) aux Jours voyous (Mercure de France, 2021), Philippe Mezescaze, né en 1952, a construit une œuvre attachante et précise. Comme chez Modiano, on y entend, de livre en livre, une voix, une « petite musique », et si cette musique ne surprend pas toujours, si elle répète parfois les mêmes motifs, reparcourt les mêmes chemins, elle finit, au bout de quelques pages, par séduire à nouveau.

Il y a une sorte de fidélité proustienne chez Mezescaze : c’est lui-même (sa jeunesse, ses rencontres amicales et amoureuses, etc.) qui constitue la matière de ses récits, le plus souvent. Par l’écriture, par le travail têtu de la mémoire, dans une anamnèse poétique, ce passé revit, se réassemble, et une période de l’histoire, une façon d’exister, une relation courtoise aux choses et aux êtres se redessinent. Sans doute est-ce là tout ce qu’il nous reste face à la succession des désastres, à l’obscurcissement de l’horizon : nous souvenir de ce que nous fûmes – de nos désirs et des désirs que nous avons suscités. En garder la trace ; en fixer, en rééprouver par les mots le trouble – et l’on pensera ici à Constantin Cavafy, à Sandro Penna dont Mezescaze, par plusieurs aspects, est proche : « Forse la giovinezza è solo questo / perenne amare i sensi e non pentirsi » (1).

Dans L’insouciance, nous sommes à Nice vers 1976. Le narrateur a quitté Paris après une déception sentimentale (sa rupture avec Hervé Guibert qui fut, à La Rochelle d’abord, son premier amant) ; il est hébergé, dans une villa de la Promenade des Anglais où est installé le musée Masséna, par un étrange « Conservateur » qui l’aime à distance sans chercher à se le lier, sans le toucher ; il croise Louis Gautier-Vignal et s’émerveille que ce vieil homme en sandales, aux pieds déformés, élégant, au seuil de la mort, ait pu côtoyer Proust ; il drague dans un jardin public et les ruines du palais Maeterlinck, alors à l’abandon ; il s’agrège à une « triade exquise », emménage dans l’appartement de la rue Rossini où Gaspard, Georges et Paulina, qui ont son âge, cohabitent, et partage avec eux une vie légère, sans inquiétude des lendemains, dans la prodigalité heureuse de la vingtaine, la large ouverture de l’avenir ; il est possible qu’un couple masculin un peu inquiétant mais cérémonieux, chez qui il a dormi, ait abusé de son sommeil.

L’intrigue esquissée dans le paragraphe précédent, prenante, rapide, menée avec souplesse, sans effets appuyés, sans que la voix soit forcée, et dont la fiction paraît absente, importe beaucoup et assez peu. Elle nourrit, pour ceux qui ne l’ont pas connue, la nostalgie d’une époque enfuie que l’on a le droit de juger, à tort sans doute, moins contrainte, moins déprimante, plus allègre que la nôtre. L’essentiel est ailleurs. Nous aimons la manière dont Mezescaze décrit un corps (celui de Milo par exemple, qui se tuera bientôt) bronzant sur les rochers de Coco Beach ; le désordre précieux, et précieusement entretenu, d’une chambre ; une réception dans les salons bien protégés du musée Masséna lors d’une visite du couple présidentiel ; une silhouette aperçue dans l’embrasure d’une fenêtre, une nuit (celle de l’adolescent Vincent dont la trajectoire sera peut-être rimbaldienne ou pasolinienne), et cette vision aboutira à une sommaire, unique étreinte ; une photographie ; un tableau de Carolus-Duran ou de Van Dongen. Rien n’est anodin, tout avec habileté combine, en dix-sept chapitres, une suite de tableaux délicats (au sens sadien du terme, éventuellement) (2), presque chastes cependant.

Proust le notait dans une célèbre étude sur Flaubert publiée dans la NRF en janvier 1920 en réaction à un article d’Albert Thibaudet : il y a une beauté grammaticale, particulière à certains écrivains, qui tient à un écart subtil par rapport à la norme, à une irrégularité mineure – comme le discret strabisme d’une jolie femme ou d’un garçon ; comme un défaut délibéré de perspective ou de proportions en peinture ; comme un flou d’arrière-plan, l’approximation voulue d’un raccord au cinéma. Chez Mezescaze, cette beauté réside dans la manière dont il emploie le plus-que-parfait là où on attendrait, dans la mécanique narrative, le passé simple ou le passé composé. L’écart qui chez d’autres accablerait donne à son style un charme, un boitillement qui après avoir interloqué ravit. Serons-nous plus sévère pour sa manie de ne signaler le discours direct par aucune ponctuation spécifique, tant ce tic, dans la littérature française contemporaine, se généralise ?

La dernière phrase du roman, par son laconisme, met brutalement fin aux années radieuses de l’insouciance quand « un médecin en blouse blanche, dans un local de la Croix-Rouge, rue de Valois, sur le flanc du Palais-Royal », communique au narrateur, de retour à Paris, plus tard, un résultat d’analyse : « La terre soudain s’écroulait ». Et lui et nous entrons dans une ère de suspicions, de culpabilités inédites, où toute liberté redevient dangereuse, où tout s’alourdit. Nous n’en sommes pas sortis.

Un jeune homme nous frôlera ce soir sur le boulevard littoral ou tandis que nous monterons les marches du Seagulls pour notre bière vespérale face à la mer de Coromandel ; nous lui sourirons ; il nous sourira, on peut en rêver ; il nous rappellera Milo, Vincent, Georges ou Gaspard. Mais notre amour pour lui, hélas, pour bien des raisons, ne sera pas désinvolte.

 

Patrick Abraham

 

(1) « Peut-être la jeunesse n’est-elle que cet / amour sans fin des sens, et ne rien regretter », Sandro Penna, Croix et délice, traduction Bernard Simeone, Ypsilon Editeur, 2008.

(2) Cf. Michel Delon, Le principe de délicatesse, Libertinage et mélancolie au XVIIIe siècle (Albin Michel, 2011).

  • Vu: 1553