Sur "Eureka Street" de Robert McLiam Wilson
Si l’on doit assigner une fonction à l’art, ce pourrait être la suivante : permettre de voir le monde, le traduire en une œuvre qui, si elle ne donne pas du sens au monde, permet au moins de l’appréhender. La mélancolie et les yeux qui s’humidifient avec dignité – Les Larmes, de Rachmaninov. La paternité et l’envie de dire la vie à son enfant – Mistral Gagnant, de Renaud. La solitude urbaine – The Nighthawks, de Hopper. La splendeur de la bêtise – Bouvard et Pécuchet, de Flaubert. Une œuvre d’art, à ce titre, ne pourrait être décrétée telle qu’en tant qu’elle donne à voir, qu’elle ouvre à l’esprit des portes jusque-là fermées, ou du moins à peine entrouvertes. Voilà pourquoi Eureka Street (1996), le troisième roman de l’Irlandais du Nord Robert McLiam Wilson (1966) est un grand roman, pourquoi il doit être célébré et lu par tout le monde en ces jours d’inquiétude : mieux que tout autre, ce roman a traduit l’intraduisible, la vie au quotidien au temps du terrorisme, au temps de la violence incompréhensible d’une guerre civile insensée ayant duré « vingt-cinq ans et cent jours » : « Trois mille personnes étaient mortes, plusieurs milliers d’autres avaient été battues, blessées ou amputées, et nous avions tous connu une trouille bleue pendant presque tout ce temps-là. A quoi cela avait-il servi ? Qu’avait-on ainsi accompli ? »
Ces questions sont celles d’après le cessez-le-feu, mais entre-temps Jake Johnson, le narrateur principal de Eureka Street, vit, travaille (même s’il déteste son job, qui consiste à enlever des objets chez des gens dans l’impossibilité de payer leur crédit), boit des verres et discute avec ses amis au Wigwam : « J’ai repéré les garçons à notre table habituelle. Comme toujours, ils parlaient de ce qui comptait vraiment ». Ce qui comptait vraiment ? « Il faut absolument qu’il y ait de la vie sur d’autres planètes […] Supposer que parmi les innombrables milliards d’étoiles et donc les encore plus innombrables milliards de planètes, supposer que la nôtre est la seule à produire les conditions adéquates pour la vie, relève d’une arrogance monumentale ». Pas vraiment la conversation typique attendue de gens vivant dans une ville en guerre ou presque. C’est que dans ce roman, le sentiment qui prédomine n’est ni l’abattement, ni la peur, ni même la colère (encore que celle-ci soit occasionnellement présente), mais le désir, la volonté de vivre. D’où, probablement, le fait que Jake Johnson le catholique soit avant tout préoccupé de trouver l’amour, quitte à se faire draguer par une serveuse post-adolescente qui lui glisse des mots doux en irlandais, absolument pas incompréhensibles à ses oreilles – c’est dire s’il se sent tenu par son appartenance religieuse, ou même sociale.
Il en va de même pour l’autre personnage principal de ce roman, l’extraordinaire Chuckie Lurgan, un protestant qui, par désir de célébrité, possède une photo extrêmement retravaillée le montrant en compagnie du pape. Ce personnage, énorme à plus d’un titre, est la preuve éclatante de la puissance narrative de Robert McLiam Wilson : à travers lui, c’est la comédie, c’est l’« hénaurme » cher à Jarry qui habite Eureka Street. En effet, Chuckie décide un beau jour de devenir entrepreneur et, après avoir généré des fonds grâce à une splendide arnaque au godemiché, se lance dans la concrétisation des idées les plus folles (la lasagne à l’irlandaise, ça se fait avec de la pomme de terre, tout le monde le sait), jusqu’à conquérir les Etats-Unis (dont il a déjà conquis une citoyenne) dans un gigantesque éclat de rire – et quatre bonnes lignes de cocaïne sniffées au moment opportun. Avec Chuckie Lurgan, tout comme dans le premier roman de McLiam Wilson, Ripley Bogle (dont le personnage principal fait deux apparitions remarquées au fil de Eureka Street), l’auteur fait sourire voire rire dans une situation pourtant tragique a priori. L’humour comme politesse du désespoir ? Qu’on en juge : « Le but de l’opération consistait à rénover les cuisines de l’Europa, le plus gros hôtel de Belfast. Et le plus célèbre – celui qu’ils faisaient toujours sauter. (L’emploi de l’imparfait est hasardeux à Belfast : celui qu’ils font toujours sauter, celui qu’ils feront toujours sauter). Ouais, celui qui n’a pas de fenêtres, celui aux rideaux en bois. Ce fut autrefois l’hôtel le plus plastiqué d’Europe, mais aujourd’hui les établissements de Sarajevo raflent tous les records ».
Pour autant, et c’est cela qui fait la majesté de Eureka Street, la tragédie n’est pas absente, et Robert McLiam Wilson parvient même à rendre avec un art romanesque fini l’horrible absurdité du terrorisme en ce qu’il ne choisit pas ses victimes, dans un onzième chapitre digne de figurer dans toute anthologie du roman traduisant le réel avec majesté. Dès le premier paragraphe de ce chapitre, le lecteur fait la connaissance d’une certaine Rosemary Daye, une jeune femme qui essaie d’arrêter de fumer, est amoureuse et fait son shopping durant sa pause de midi. Elle déambule dans les rues de Belfast, se faisant quelques réflexions sur la vie, jusqu’à un paragraphe extraordinaire de sécheresse et de retenue, qu’on ne peut que citer dans son intégralité : « La lumière de Fountain Place la ramena à une approximation de la réalité. Elle se promenait et achetait des jupes depuis si longtemps qu’elle en avait oublié de déjeuner. Il ne lui restait pas beaucoup de temps. Elle se dirigea vers la petite boutique de sandwiches où elle allait toujours. Elle s’arrêta à la porte pour laisser passer un beau jeune homme à l’air canaille, en costume vert. Frappé par le visage et le cou roses de la fille, le garçon eut un sourire séducteur et lui tint la porte ouverte avec un air vaguement galant. Elle lui rendit son sourire et avança sous son bras. Elle se retourna pour lui murmurer un merci et cessa d’exister ». Cette dernière phrase, et sa chute, sont d’une exactitude et d’une crudité rares ; n’ayons pas peur des compliments : il y a quelque chose de flaubertien dans la perfection concise de la formulation, ce « cessa d’exister » qui ouvre la porte aux paragraphes suivants, admirables d’absence de pathos et décrivant de façon quasi clinique ce qu’il advient de Rosemary Daye et des autres occupants de la sandwicherie ; au sort de leur corps, McLiam Wilson adjoint une brève notice biographique, comme pour rappeler que victime d’un attentat n’est pas, ne devrait pas être ce qui caractérise chacun d’entre eux, avec quelque chose de touchant mais rien de larmoyant, même lorsqu’il s’agit d’un enfant : « Natalie Crawford aussi avait une histoire. Comme elle avait huit ans, il ne s’agissait pas jusque-là d’une très longue histoire, ni peut-être d’une histoire absolument passionnante pour des lecteurs adultes (sauf, bien sûr, pour l’indulgence de ses parents), mais selon le cours normal des choses, son histoire se serait étoffée, elle aurait inclus davantage de personnages, de décors et d’événements. Malgré tout, l’histoire d’une fillette de huit ans ne mérite pas de finir aussi abruptement ».
Le chapitre suivant s’ouvre sur trois brefs paragraphes, qu’il faut citer dans leur intégralité aussi et auxquels il faut songer, parce qu’ils contiennent une vérité absolue sur le terrorisme : « Mais Fountain Street constitue un détail mineur. Le site lui-même est futile, l’événement banal à certains points de vue, le tribut une simple information technique. Pareils attentats à la bombe, pareils assassinats n’impliquent pas vraiment les gens impliqués. Les morts et les blessés constituent un sous-produit dénué de sens. Les victimes résultent du hasard, ce sont des obscurs. Personne ne s’intéresse à elles. Et certainement pas les poseurs de bombes. Car c’est nous qu’ils visent.
De tels événements sont autant de messages. Ils sont conçus pour nous dire quelque chose. Pour nous montrer quelque chose, en tout cas. Ces actes ne sont pas des fins en soi. Ce sont des démonstrations. Regardez ce que nous sommes capables de faire, disent-ils. Regardez ce que nous sommes capables de vous faire.
Nous sommes terrifiés. Nous devons être terrifiés. Voilà pourquoi ça s’appelle le terrorisme ».
Ce douzième chapitre contient quant à lui la façon dont l’attentat de Fountain Street a été reçu et perçu, par des habitants anonymes de Belfast et par les protagonistes du roman, y compris la petite amie américaine de Chuckie Lurgan : « Max, habituée à la violence américaine, ne fut guère surprise. C’était sa première grosse bombe. Il y avait eu de nombreuses fusillades, mais en bonne Américaine elle en avait l’habitude. Cette explosion la troubla néanmoins. Comment pouvait-on l’expliquer ? » A cette question, toutes les réponses paraissent futiles.
Pour autant et paradoxalement, ces deux chapitres, extraordinaires (oui, l’adjectif convient, et mérite d’être répété), ne constituent pas l’échine narrative de Eureka Street. Ce roman est avant tout une ode à la vie, à sa persistance face au pire, avec parfois même un regard tendrement amusé sur les comportements des antagonistes de base (« De manière assez intéressante, les durs à cuire protestants/catholiques adoraient flanquer des raclées mémorables et routinières aux catholiques/protestants, même si ces catholiques/protestants ne croyaient pas en Dieu et avaient solennellement renoncé à leur ancienne foi. Il n’était pas sans intérêt de se demander ce qu’un bigot d’une confession donnée pouvait reprocher à un athée né dans une autre confession. Voilà ce qui me plaisait dans la haine version Belfast. Il s’agissait d’une haine pataude, capable de survivre confortablement en se nourrissant des souvenirs de choses qui n’ont jamais existé. Il y avait là-dedans une sorte de vigueur admirable »). Et même si la ville fait « l’impression d’une nécropole » à Jake Johnson après l’écoute d’un bulletin d’information particulièrement fourni en meurtres divers, n’en reste pas moins une célébration de Belfast, en particulier dans le dixième chapitre, consacré à la nuit : « Seulement tard dans la nuit et d’un point de vue élevé, vous contemplez la ville comme une chose unique, un phénomène unifié. Quand tous dorment, le chaos diurne trouve son unité et, au moins géographiquement, la ville apparaît comme une entité globale. On la voit entourée de ses cercles de basalte noir, de montagnes, de falaises et de plateaux. On aperçoit dans la vaste baie la mer obscure qui lape les fondations de la métropole et mouille jusqu’à son cœur ».
C’est probablement l’essentiel de Eureka Street : montrer une ville certes meurtrie mais en vie, peuplée d’habitants hauts en couleur, qui, ainsi que déjà dit, aiment, travaillent, boivent, rient, se disputent – bref, emmerdent fondamentalement ceux qui voudraient leur imposer le régime de la terreur. Un autre romancier en eût fait un argumentaire larmoyant ou combatif ; Robert McLiam Wilson en a fait un récit vivifiant, où s’entrecroisent les paroles des personnages, pleines de sens ou absurdes, mais toujours justes. Cette critique commençait en sous-entendant que ce roman pouvait pleinement prétendre au titre d’œuvre d’art ; celui de chef-d’œuvre lui convient aussi.
Didier Smal
Robert McLiam Wilson est né en 1966 à Belfast ouest, quartier ouvrier catholique de la ville. Il s’expatrie à Londres ou, après des débuts difficiles, il obtient une bourse d’études à Cambridge, qu’il quitte rapidement pour se consacrer à l’écriture. En 1988, il remporte plusieurs prix littéraires en Grande Bretagne pour son premier roman, Ripley Bogle. Il publie ensuite La Douleur de Manfred, Eureka Street et Les dépossédés. Il a été salué par Granta comme un des auteurs les plus prometteurs de sa génération.
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