Sur Dieu, Rainer Maria Rilke (par Marc Wetzel)
Sur Dieu, septembre 2021, trad. allemand, Gérard Pfister, 123 pages, 14 €
Ecrivain(s): Rainer Maria Rilke Edition: Arfuyen
Cinq lettres (datées de 1915 à 1925 – Rilke meurt en 1926) sont ici réunies, écrites à des correspondants divers – auxquels Rilke fait l’honneur de confier quelque chose, et dont il sait mériter déjà la confiance. Pas nécessairement des très proches, mais gens tels qu’ici ses efforts de comprendre leur (et nous) parlent en amis. La tonalité d’ensemble de ces lettres est en effet, familièrement, plutôt ceci : des conseils (spirituels) d’ami.
Car ici, incontestablement, Rilke est moins poète que penseur : il tente de dévoiler (de restituer) la réalité de Dieu derrière ses apparences, alors que chanter Dieu en poète, en artiste, ce serait forger une apparence réussie (stylistiquement, imaginativement, expressivement réelle – et seulement une de plus !) du divin, et il ne le fait pas : une œuvre verbale enrichirait notre expérience de Dieu, mais la compliquerait d’autant. Alors Rilke, sans composer, pense – mais, autre surprise, sans philosopher, sans éclairer conceptuellement notre approche du divin, mais plutôt en purifiant notre accès à lui. Avant même de chercher l’être de Dieu, Rilke veut s’assurer (comme Eckhart, par exemple) que c’est bien Dieu seul que nous y cherchons, et (comme Augustin) pour Lui que nous le tentons.
Et il faut vraiment être Rilke pour se satisfaire, et se réjouir amoureusement, d’un Dieu nu, rude, tel quel, d’un Dieu sans Providence, sans passé déterminant (et donc sans Révélation), sans Jugement, donc d’un Dieu qui ne peut rien pour nous, car complètement absorbé dans son Travail sur lui-même ! La « foi » est pour Rilke une stérile confiance dans le passé de Dieu, et le repli forcé d’une âme ne comptant, en Dieu, que sur ce qui en existe déjà.
« La foi ! – Cela n’existe pas, serais-je tenté de dire. Il n’y a que l’amour. Cette manière de forcer le cœur à tenir pour vrai ceci ou cela, qu’on nomme d’ordinaire “la foi” n’a aucun sens. Il faut d’abord trouver Dieu quelque part, en faire l’expérience comme infiniment, absolument, immensément présent – peu importe ce qu’on éprouve alors à son égard, de la crainte, de l’effroi, de la stupeur ou, finalement, de l’amour. Mais la foi qui vous contraint à Dieu n’a plus de place quand quelqu’un a commencé cette découverte de Dieu qui ne peut plus s’arrêter ensuite, à quelque stade qu’on l’ait commencée » (p.56).
Dieu n’est pas quelque part, dans un lieu où on puisse l’approcher, ni d’où nous éloigner. L’infini n’a ni face ni dos, et s’il est vivant, on ne peut qu’accompagner son éternel élan vers lui-même.
« Qui sait, je me le demande, si nous n’approchons pas toujours les dieux, pour ainsi dire, à revers, séparés du sublime rayonnement de leur face par rien d’autre qu’eux-mêmes, tout proches du regard auquel nous aspirons, mais nous tenant juste derrière lui. Mais que veut dire cela, sinon que notre visage et la face divine regardent dans la même direction, sont unis ; et comment pourrions-nous, en effet, approcher le dieu par l’espace qu’il a devant lui ? » (p.43).
Pourquoi, dès lors, se tourner vers un tel Dieu (ou plutôt pourquoi se tourner avec lui vers son inlassable Advenir à lui-même) ? Pour y trouver modèle de notre propre advenue : à Dieu l’amour suffit, en Dieu l’absolu sait choisir, pour Dieu la mort est moyen de Vie.
« Comment est-il possible de vivre, alors que les éléments de cette vie nous sont totalement insaisissables ? Alors que nous sommes toujours insuffisants dans l’amour, incertains dans la décision et incapables face à la mort, comment est-il possible d’exister ? » (p.42).
Toujours « insuffisants dans l’amour », parce que l’amour justement rappelle que nos forces n’en font pas assez et nous appelle à ne plus nous contenter de nos seuls moyens ; « incertains dans la décision », car comment savoir si ce que nos choix rendent nécessaire – en l’inscrivant sans retour dans le monde – avait à l’être – en devant inévitablement s’y insérer ? « Incapables face à la mort », car nous mourrons signifie : nous sommes d’ores et déjà incapables d’être indéfiniment capables.
Religion, estime Rilke (et la piété musulmane l’a marqué, lors de son périple nord-africain), c’est ferveur et piété ensemble ; ferveur car elle fait battre un cœur pour ce qui le dépasse ; piété car elle en revisite activement et régulièrement, donc rituellement, les raisons. Mais ce qui donne ainsi à un cœur le courage d’aimer battre suffit-il à lui donner sa direction ?
« La religion est quelque chose d’infiniment simple et naïf. Ce n’est pas une connaissance ni un contenu de sentiment (car tous les contenus sont donnés d’avance dès qu’un homme se confronte à la vie). Ce n’est pas un devoir ni un renoncement, ce n’est pas une limitation, mais c’est, dans la pure immensité de l’univers, une direction du cœur » (p.58).
La norme et le but ? Le juste usage du monde qui nous est confié, la pleine prise en mains de notre avenir sensible – nous sommes aussi faussement tenus et dangereusement coupables d’exploiter et humilier l’Ici-Bas que Dieu le serait de salir ou saborder son Avenir absolu. Chacun doit garder la Présence là où il l’est :
« Cette exploitation croissante du vivant, n’est-elle pas la conséquence d’une dépréciation de l’Ici-Bas qui dure depuis des siècles ? Quelle folie de nous détourner vers un au-delà, alors que nous sommes ici pressés de toutes parts de tâches et d’attentes et d’avenirs ! Quelle imposture de confisquer les images de l’extase d’Ici-Bas pour les marchander au ciel, derrière notre dos ! Oh, il serait grand temps que cette terre spoliée récupère tous les emprunts qu’on a faits à sa béatitude pour en parer un au-delà futur. (…) Le juste usage, voilà l’important. Prendre bien en mains l’Ici-Bas, avec un cœur plein d’amour et d’étonnement, comme notre unique bien, provisoirement : voilà, pour le dire familièrement, le grand mode d’emploi de Dieu » (p.68-69).
Pour le dire simplement : l’infini ne risque rien, l’absolu se mêle de ce qui le regarde, Dieu ne combat personne (sinon lui-même) ; mais Dieu a besoin d’amis, et des amis confiants, calmes, aux aguets pour lui, ouvrant devant eux la fenêtre de la vérité, fermant derrière la porte de la mort, des amis aux chairs amoureuses (l’amour physique seul reproduit l’espèce en rencontrant l’autre individu, et « toute créature y jouit de son droit le plus saint », puisque « nous surgissons de cet événement abyssal et y rentrons en possession du centre de nos ravissements », p.78. Dans l’étreinte sexuelle, seule une surnature adulte peut guider là où nous devrons, dit extraordinairement Rilke, rester enfant) et aux tâches authentiques :
« Voyez-vous, je veux être utilisable pour Dieu tel que je suis. Ce que je fais ici, mon travail, je veux continuer à le faire pour lui sans que mon rayon, si je puis m’exprimer ainsi, se réfracte – pas même dans le Christ qui, pour bien des hommes autrefois, a été l’eau même de la vie » (p.82).
Ce qui émeut le plus, peut-être, dans la correspondance de Rilke (qu’il savait un jour ou l’autre devenir publique), c’est qu’il a conscience de s’y faire des amis posthumes. Son âme n’y a, en effet, pas de secrets pour nous, pas d’autres en tout cas que le mystère commun qu’elle révèle. Un ami sait pourquoi nous ne pourrions pas mieux nous conduire, ni plus profondément penser, ni même davantage aimer. Il connaît en nous l’instrument, il sait quel chant nous mène ; sous ses yeux, notre action joue son simple va-tout, n’ayant constitué aucune réserve, n’ayant prévu d’autre chemin de retour que lui. Il nous est la suffisante Providence de sa compréhension.
Gérard Pfister réunit, traduit et présente (excellemment) cet ensemble – en ajoutant trois lettres essentielles aux deux déjà réunies par Carl Sieber, gendre de Rilke, en 1934. Pfister est exactement un des amis posthumes de Rilke, rigoureux et probes, un qui sait ce qu’a exactement coûté à Rilke cet espace qu’il a rouvert devant Dieu même – ce vrai, ce bien, ce beau qu’il fut capable d’exprimer –, un aussi qui, méritoirement, contribue à nous rendre dignes de les entendre.
Marc Wetzel
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