Sur ce chemin, Gisèle Prevoteau
Sur ce chemin, iPagination Editions, mai 2014, 290 pages, 15,10 €
Ecrivain(s): Gisèle Prevoteau
Catherine est depuis des années cadre supérieur d’une entreprise où elle est la spécialiste impitoyable de l’organisation des « plans sociaux », expression moderne du plus cruel cynisme pour désigner les mises à la porte massives, les licenciements collectifs, les charrettes remplies…
Très appréciée pour sa rigueur, son implication, sa motivation et son manque absolu d’humanité dans la mise en application froide et systématique de ces programmes d’épuration, elle vit seule et n’a d’autre passion que son travail, d’autre horizon que ses dossiers, d’autre famille que son collègue Gérard, son assistant, le frère de Paul, l’unique partenaire avec qui elle ait eu pendant quelque temps une vie de couple, Paul, qui a mis fin tout à coup à cette union en se suicidant.
Et voilà qu’un jour, rompant avec un quotidien professionnel très rigoureusement réglé, elle pète les plombs : au lieu de se rendre à son travail, sans savoir pourquoi, sans l’avoir prémédité, elle laisse sa voiture la conduire sur un chemin de hasard, toute volonté brusquement anéantie, tout contrôle de soi brutalement perdu, tout désir de vivre soudainement abandonné.
« Que faites-vous là, au bord de cette route située vous ne savez même pas où ? […] Des éclairs traversent votre champ de vision. La nausée parfois remonte telle la marée. Le macadam s’étale devant vous, immense lit où vous aimeriez vous étendre à jamais ».
Commence alors une interminable errance doublée d’une longue descente en soi, un douloureux retour ininterrompu vers des éléments d’un passé confusément refoulé ou volontairement occulté.
Sur ce chemin, dont maintes impasses la mènent au bord du précipice attirant de la folie, à l’extrême limite de la tentation vertigineuse du suicide, au sommet de la falaise du haut de laquelle s’est jeté son jeune frère Thomas à l’âge de quatorze ans, Catherine fait des rencontres qui vont progressivement redonner du sens à sa vie.
Il lui en faudra, du temps, et il sera long, le chemin, sinueux, chaotique, semé d’embûches, jalonné de terribles fondrières où elle se débattra contre les spectres du passé, avant de trouver l’issue de secours qui lui permettra de regarder à nouveau la vie en face, débarrassée, purgée de tout ce qui grevait obscurément et insupportablement sa conscience.
Parallèlement, il lui faudra remettre en cause toutes les valeurs qu’elle affichait avant la crise, celles du monde de l’entreprise capitaliste fondée sur le seul objectif du profit maximal, où l’individu, objet jetable, ne vaut plus rien dès qu’il est considéré comme insuffisamment rentable ou dès qu’un autre se présente dont la rentabilité est jugée supérieure.
L’écriture est ici l’expression non contenue d’une souffrance continue. Le récit, itinéraire nauséeux, profondément intimiste, se lit et se vit comme une longue torture. Le personnage se livre au livre, toute pudeur jetée, en trois grandes parties intitulées successivement Vous, Tu, et Je : le narrateur vouvoie Catherine, puis la tutoie, et enfin se fond en elle en passant au récit à la première personne. On a ainsi l’impression que l’auteure réduit progressivement la distance entre elle et son personnage, jusqu’à l’assimilation. Paradoxalement, l’intimité entre personnage, narrateur et lecteur est plus absolue dans le Vous que dans le Tu, et le Je devient presque un Il à mesure que Catherine reprend de l’autonomie et retrouve le contrôle de soi. L’effet produit par cette sorte de chiasme narratif est surprenant.
Mise à nu, éclatement, combat déchirant, fuite affolée, dévastatrice d’une femme désorientée, en totale perdition, qui se bat contre soi, se débat contre autrui, affronte dangereusement les fantômes du passé, voyage tumultueux, erratique, ponctué de moments de chutes vers le néant, d’égarements, d’épisodes de perte de tout sens du réel, le roman de Gisèle Prevoteau fait mal.
« Le fleuve qui se déverse ainsi, qui déboulonne les rives de ta vie bien établie jusque là, ce fleuve que tu suis depuis que tu es partie, quel est son nom ? »
Auto-analyse extrême, tension entretenue de bout en bout sur la sensibilité à fleur de peau d’une femme qui sombre dans le dégoût, dans la négation même de soi, dont la vie sociale se délite, dont les certitudes se désagrègent, dont les forces physiques cèdent, le récit emporte le lecteur, d’étape en étape, de chambre d’hôtel en chambre d’hôtel, dans le torrent de larmes dans lequel fond l’être même de Catherine.
« Le vertige et l’écœurement te font tourner et retourner dans ces draps froissés par tes larmes et tes tremblements. Catherine, tu deviens folle. Catherine la folle.
Tu te crispes, tes os se disloquent, s’éparpillent sur le lit ; transpercée de toutes parts, défigurée, lacérée. Une douleur sans mots te paralyse de la tête aux pieds. Le temps s’est arrêté… »
Catherine touche le fond quand, au bout de ce chemin de désespérance, elle apprend coup sur coup la mort de son père, les raisons du suicide de son frère, et son propre licenciement.
Heureusement, sur ce chemin, deux rencontres…
« Mais je dois d’être sortie de l’enlisement à deux personnes, devenues plus chères que tout, mes deux amants… »
Catherine brisée, Catherine laminée, mais Catherine sauvée…
Patryck Froissart
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