Supplique pour la fin des nuits sans lune, Laurence Fritsch (par Murielle Compère-Demarcy)
Supplique pour la fin des nuits sans lune, Laurence Fritsch, Pierre Turcotte Éditeur, Coll. Magma Poésie, mai 2023, 78 pages, 9,99 €
Par « une sorte de loi de la gravité paradoxale » ainsi que la définit le poète argentin Roberto Juarroz qui en fait le parangon de son œuvre, l’existence des hommes incline inévitablement vers la chute et, symétriquement, ressent un élan qui la tire vers le haut. C’est ainsi que l’homme peut abîmer le précieux qui l’entoure, sans mesurer les conséquences de sa négligence ou ignorance ; et se ressaisir. La lune n’y échappe pas, ici victime d’effets néfastes, satellite de la Terre éloigné de nos attentions pour cause d’intempéries, de pollution lumineuse, par convoitise économique aussi ; là – en l’occurrence par la grâce de ce recueil – objet de nos soins.
Ce premier recueil de Laurence Fritsch, intitulé Supplique pour la fin des nuits sans lune, vise en effet à nous alerter par ses poèmes instantanés du danger encouru à laisser s’établir l’éloignement de la lune. Ces poèmes, certains chargés de mystère d’autres plus intimistes et porteurs souvent de plusieurs clés de lecture, tentent par leur trait fulgurant ou leur charge suggestive d’exaucer ce que l’auteur de Poésie Verticale, cité en exergue du recueil, évoque dans sa Treizième poésie verticale : « (…) interrompre tout ce qui s’écroule : / la lumière, l’eau, l’amour / la pensée, la nuit ».
La lune est lumière. Son apparence variable en donne une représentation réaliste et imaginaire modelée en plusieurs visages : en tant que satellite de la Terre son apparition en quartier, sa plénitude et sa disparition trois nuits par mois, n’ont cessé d’intriguer les hommes qui interprètent ces phénomènes pour conjurer ignorance et inquiétude : dans l’Antiquité la lune prend plusieurs noms : Séléné, Artémis, Diane, Luna et Hécate ; la variation de son apparence en fait également l’emblème de l’inconstance et des humeurs lunatiques. Pour les Grecs anciens, la déesse Hécate (celle qui brille de loin) incarne les différentes phases de la lune. Elle possède trois têtes : de lion, de chien et de jument. Elle fait partie des rares divinités sombres du Panthéon. Mystérieuse et inquiétante elle s’insinue dans les rêves des hommes et invoque les spectres. Néanmoins, son caractère reste bienfaisant pour les navigateurs et les voyageurs errant dans les ténèbres ainsi que pour la naissance des enfants. Constamment en changement, elle rythme le passage du temps : de nombreux calendriers, d’un usage rituel ou religieux, l’attestent, basés sur le cycle lunaire. Hécate est aussi la déesse du passage de notre monde vers l’au-delà. L’ambivalence de la symbolique de la lune se retrouve dans le recueil de Laurence Fritsch, qui la célèbre et l’invoque pour la supplier de ne pas nous délaisser et nous préserver de la mélancolie et de la frénésie humaines.
Cristallisation verbale d’une poésie minimaliste qui fixe chaque instant telle une goutte de lumière, chaque poème adresse une demande, une prière instante, afin d’exhorter à préserver notre satellite de toute convoitise, à « éviter à la lune sa colonisation industrielle et touristique ».
Les mots montrent la lumière et l’obscurité de chaque chose, conscients de la nécessité de la lumière, ici de la lune, pour que soit la nuit, pour que celle-ci puisse apparaître et faire en elle apparaître le monde. La lumière seule (ici la lune) peut faire nuit, laquelle ouvre une fenêtre sur le monde. Il nous faut pour cela quitter les ténèbres qui engloutissent ce dans quoi nous sommes essentiellement immergés et qui nous relie au souffle vital. L’exergue de la « Première révolution » de ce recueil qui « se décompose en deux révolutions de 27 poèmes (comme les 27 jours de la révolution sidérale de la lune) », reprend les mots de Thomas Bernhard : « Tu ne sais rien, mon frère, de la nuit… ». Notre errance et nos égarements loin de l’astre éclaireur peuvent être figurés dans la graphie même des mots inaugurant un poème sans majuscule, initiant le texte : nous sommes jetés dans la galaxie d’un poème instantané tels des êtres en lévitation dans l’immense nuit noire sans lune pour nous guider :
se terrent
dans les ténèbres
les balbutiements les déroutes les pas perdus
courir jusqu’à la route
ne sert qu’à ton ombre
les lignes s’entremêlent, se déplient, fuient
D’entrée Laurence Fritsch interpelle le lecteur :
La nuit concentre notre part d’enfance, nos peurs et nos insomnies mais aussi notre inspiration, et ces mots qui s’affichent dans le cerveau assoupi. Nous avons besoin d’un éclairage – de la lune – pour les transcrire. Parler du noir, c’est aussi parler de la lumière, comme le dit Pierre Soulages : J’aime l’autorité du noir, sa gravité, son évidence, sa radicalité. Le noir est révélé par la luminosité, la nuit par la lune.
La première de couverture représentant une photographie de l’œuvre d’Arthur Gosse, La Lune s’est posée au Havre, exposée en 2021 dans le jardin Saint-Roch, focalise l’attention sur l’astre rêveur satellite de la Terre atterri dans notre propre biosphère (sa chute), tout en faisant un clin d’œil à la fragilité du précieux qui nous entoure et dont il nous faut prendre soin pour le préserver et préserver notre continuité, notre survie. Si la lune, objet de divers attentions et intérêts, pourrait si nous n’y prenons garde nous échapper, l’installation artistique d’Arthur Gosse fait pour sa part depuis sa création l’objet d’un modelage qui permettra d’en créer une copie plus résistante afin de le sauver des intempéries et du temps qui passe. Sauver la lumière Lune et des œuvres de créativité en péril : la mise en abîme est éloquente et la cohérence de notre horizon tracée. Représentant la lune en tant qu’objet entre les mains de la créativité sur le champ expérimental de l’art, en parallèle de l’investigation et de l’exploration scientifiques, la poétesse Laurence Fritsch avec ses mots comme l’artiste Arthur Gosse avec sa sculpture, s’inscrivent dans une démarche analogue à celle du poète et artiste de la performance Bartolomé Ferrando qui interroge le poétique germe du monde par et dans le gestuel, la portée sémantique révélatrice du Langage en tant que cosmos heuristique, cognitif et stylistique, matrice significative de l’Univers.
Le versant psychologique, étayé par des poèmes laissant des traces plus intimes, est également abordé dans le recueil. Partie intégrante d’un tout, l’individu appartient à un univers qui le regarde et dont les enjeux environnementaux aujourd’hui pointent la responsabilité vis-à-vis de ce qui le porte, le contient et le dépasse, terre et ciel. La poétesse ne manque pas de situer l’individu au sein de cet univers dont la parole poétique se fait dépositaire :
tu es
seul
dans ce regard incertain de paroles
ou encore, plus avant dans le témoignage de ce qui nous fonde, nous élance vers demain et qui se perd dans l’encre de la nuit lorsque s’absente la lumière, ici la lune :
ces racines qui t’enlacent
te lient t’entraînent
pense à tes morts
qui souffrent
mais t’amarrent
aux crêtes
du couchant
qui bat à la porte
un souffle, une lueur, des traces
sans lune
la page est un territoire inquiet
La poésie rude, sans concession d’Anna Akhmatova nous rappelle à ce propos comme la nuit peut aussi s’éclairer selon l’état du ciel (Requiem, Poème sans héros)… La poétesse Laurence Fritsch en sa personne intime rejoint la poétesse russe dans l’évocation de sa vie « à tâtons » et la « supplique » adressée à la lune (sous le signe de laquelle Anna Akhmatova affirmait être née tant il y avait peu de soleil dans sa vie amoureuse) est à plusieurs niveaux symboliques de lecture celle lancée en prière instante à l’« amour d’une terre lointaine » :
amour d’une terre lointaine
pour toi mon cœur languit
/
garde-moi
même clandestine
derrière le miroir sans tain
Cette supplique adressée à la lune pour exorciser son éloignement, la poétesse l’a investie autant d’éléments personnels que de références culturelles ou scientifiques, ce qui augmente l’envergure et la portée de sa prière. Outre les auteurs cités précédemment qui ont influencé Laurence Fritsch par leur lecture, la poétesse a composé ce recueil en y laissant une trace aussi, entre les lignes, d’éléments personnels non cités textuellement mais qui ont empreint sensiblement ses poèmes : Hécate ou la nuit de la joie d’Enitharmon de William Blake, le meneur de nuées cité par George Sand dans Les visions de la nuit dans les campagnes, l’incube du tableau Le Cauchemar de Johann Heinrich Henry Füssli, la lecture de l’ouvrage érudit et très documenté de l’historien Alain Cabantous, Histoire de la nuit au XVIIe et XVIIIe siècle, et des vers ou des citations, comme celle de Thomas Bernhard en hommage à des êtres chers trop tôt disparus.
Supplique pour la fin des nuits sans lune nous engage à « prier le vent / pour que revienne / haletante jusqu’au matin / la lumière » ; à chercher l’étincelle intérieure même au fond du gouffre et ceci malgré la persistance de l’obscurité, l’« épaisseur de la nuit ». La prière devient un combat dont la parole poétique nous injecte la force à tenir pour continuer de nous hisser à hauteur d’humanité
interroge la lune
des pensées
sincères
pas d’outrenoirs
sans lumière
transmute la couleur
ce que tu respires
à l’angle droit du désir
dans sa chevelure de jais
c’est encore l’haleine
l’haleine de sa dévorante clarté
Murielle Compère-Demarcy
Laurence Fritsch est une poétesse française, journaliste de formation. Elle écrit très tôt de la poésie qu’elle publie sur son blog à partir de 2010. Depuis plusieurs mois, elle écrit un poème par jour sur Facebook et Instagram. Le poème est illustré par une photo prise, principalement, par l’autrice. Texte et image se répondent, se complètent pour constituer un tableau, un polaroïd traduisant un état d’âme, la fulgurance de la pensée, la beauté de la nature.
- Vu: 1132