Suites chromatiques, Jacques Sicard (par Didier Ayres)
Suites chromatiques, Jacques Sicard, Tinbad, octobre 2018, 152 pages, 16 €
Lecture au carré
Je commencerai ma chronique sur les Suites chromatiques de Jacques Sicard en m’appuyant sur ce que j’ai été comme lecteur de cet ouvrage sobre, bien écrit et qui permet le rêve, chose qui échappe à la conscience de l’auteur, le dépasse. Et cette position est celle que j’appelle du lecteur au carré dans laquelle j’oscillais sans cesse devant ces dix fois dix suites de courts textes, auprès desquels le liseur est rendu actif, vigilant, éveillé. Qu’il s’agisse de musique, de peinture ou de cinéma, toujours le poème de Jacques Sicard sollicite une sorte d’inquiétude (d’intranquillité serait peut-être un meilleur mot), d’inconfort propre à convoquer la culture mienne pour suivre à la fois ce que le poème décrit et vise, grâce à une espèce de décalage. Oui, un instant d’adaptation. Une musique du poème qu’il faut synchroniser. Ainsi, je ne sais si j’ai lu un témoignage devant une œuvre soumise à la cadence du poème, ou si je me suis trouvé devant un poème-œuvre en soi. Quel chemin suivre dans le tableau, dans la diégèse de tel autre film, à quel moment franchit-on avec l’auteur le scat de la suite chromatique pour s’abîmer dans ce poème devenu musique ? Le lecteur est ainsi dans une position oblique, décentrée, distanciée à la manière peut-être de l’acteur brechtien, qui prend distance dans son jeu d’acteur.
J’ai accompagné longtemps (et aujourd’hui encore) Rivette sur le chemin, des textes ont conduit ce compagnonnage tout relatif (lucidité oblige) ; mais je suis face à cette singularité filmée un rien désarmé – c’est sa face cachée, elle me coupe le sifflet, me place dans un inconfort sensible et intellectuel total, j’ai par moment l’envie de fuir, par découragement, honte, que sais-je ? – sans doute est-ce là l’impératif pour entrer dans le secret de sa langue.
Cette prose poétique permet un glissement, de la vue ou de l’ouïe, pour que l’écriture livre son intelligence, nous informe sur ce qui est écrit. En ce sens, il y a là comme un poème-caméra (comme il existe dans la théorie du cinéma un concept d’œil-caméra), comme si le poème était capable de pénétrer son sujet en le dilatant, suffisamment pour que cela reste lisible, mais ayant gagné dans cette opération le poème lui-même. Il faut surtout se tenir éveillé, perméable à une respiration des œuvres que décrivent les 100 fragments qui vibrent, qui se dilatent, tremblent – depuis le cadrage de l’objet qui lui fait référence –, où chacun des dix fois dix fragments poétiques revient en soi avec l’éclat provoqué par « l’œuvre référence ». Et pour cela il faut une langue qui joue sur le sample, et équivaut à une sorte de rap idéal, primitif, originel, ce que Jacques Sicard réalise. Je laisse le futur bibliomane faire son chemin avec l’écrivain, et je quitte ces lignes pour ces mots de l’auteur :
Un des poèmes écrit par Paterson, le personnage éponyme du film de Jim Jarmusch, mais dont l’auteur véritable, lié à l’école de New York, est Ron Padgett, dit en substance ceci :
« Une porte existe pour être fermée. Pas pour être ouverte ni pour assurer le passage. L’étendue au-dehors y pourvoit, qui est un courant d’air, de l’ouvert jambes à son cou et de mille épuisantes façons.
J’habite une porte. Une porte sans fenêtres, sans murs, sans toits, sans sol revêtu. Elle n’a non plus serrure ni clés pour ces raisons mêmes. On ne la saurait dire sédentaire et pourtant ; elle est un transport, mais sans énergie.
Allez donc savoir ce qui se tricote à l’abri de cet huis, sorte de temps devenu matière ? ».
Didier Ayres
- Vu: 1808