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Suite au Fil de MémoireS, de Jeanne Orient, du mardi 19 janvier 2021 (par Pierrette Epsztein)

Ecrit par Pierrette Epsztein le 05.03.21 dans La Une CED, Les Chroniques

Suite au Fil de MémoireS, de Jeanne Orient, du mardi 19 janvier 2021 (par Pierrette Epsztein)

Modératrice et chroniqueuse : Deux places différentes

Jeanne Orient, productrice et réalisatrice de Fil de MémoireS, m’a proposé de tenir le rôle de modératrice le mardi 19 janvier 2021, à la librairie Gallimard, 15 boulevard Raspail à Paris. Sa demande m’a fait plaisir et j’ai accepté de tenir cette place que je découvrais. Je savais que, vu la situation actuelle, elle se tiendrait dans des conditions inhabituelles. Elle s’est faite sans public et a été enregistrée en visio-conférence. J’ai procédé du mieux que j’ai pu en me restreignant à une seule question à chaque écrivain. J’ai beaucoup réfléchi et travaillé pour préparer cette intervention face à trois écrivains dont deux que je n’avais jamais rencontrés auparavant.

L’intérêt de ce moment a été de me faire prendre conscience, dans l’après-coup, de l’écart qui existe entre la place de modératrice et celle de chroniqueuse qui sont très différentes. Ce sont deux protocoles distincts sur lesquels j’ai eu le désir de me pencher pour les observer et les analyser de plus près. Il m’a paru intéressant d’étudier ces deux phénomènes pour démontrer l’originalité de chacune d’elles. J’ai pu constater que certaines compétences se rejoignaient mais que beaucoup divergeaient. Je pense que cette réflexion pourra être utile à ceux qui devront un jour être confrontés à ces situations.

Je pratique, à intervalles réguliers, l’écriture de chroniques depuis maintenant dix-huit ans. Conseillée par une amie, j’ai commencé cette aventure en 2003 sur le BCLF (Bulletin Critique du Livre Français). Cette revue sur tirage papier publiait une fois par mois un ouvrage regroupant des recensions sur tous les domaines concernant les écrits français, et destinée aux bibliothécaires et aux centres culturels à l’étranger. Il était diffusé dans 150 pays. Il avait donc une audience internationale. Cette belle aventure éditoriale s’est achevée en 2008 quand le CNL a coupé les subventions qu’elle lui attribuait. De 2003 à 2008 j’ai régulièrement rédigé des critiques de romans, d’essais et de nouvelles d’auteurs contemporains. C’est durant ces années que j’ai appris à écrire ce type de texte qui est tout à fait singulier. J’ai assisté à chaque assemblée générale et j’y ai rencontré des personnes de qualité et de champs de compétence très variés. Une année nous avons même pu bénéficier d’un stand au Salon du Livre de Paris où plusieurs personnes se sont relayées pour tenir le stand. J’ai fini par être élue au Conseil d’Administration peu avant la fin de la publication de la revue.

Cette revue-papier fut une belle aventure qui malheureusement s’est arrêtée faute de subventions et de problèmes d’édition. La publication a donc dû cesser. Jean Durry, qui assurait la direction de ce magazine, a annoncé sa clôture officielle le vendredi 16 octobre 2015, lors d’un dernier conseil d’administration. Ce fut un moment de grande nostalgie. Toutefois, le bilan financier dégageant un reliquat de 1500 euros, au vu des arguments que j’ai énoncés, ce fut ma proposition qui l’emporta à l’unanimité des membres. Jean Durry, Président du BCLF, et le trésorier de l’association se sont mis en contact avec Léon-Marc Lévy, Directeur du magazine en ligne La Cause Littéraire, pour lui transférer les fonds. Le relais en faveur de la promotion du livre et de la culture est donc passé. Entre temps, j’ai poursuivi ce travail avec la revue en ligne, Culture Chronique, de 2011 à 2013. Puis, j’ai pris contact avec Léon-Marc Lévy, directeur du magazine qu’il a créé. Il a tout de suite accepté que je travaille pour sa revue. Et depuis septembre 2013, j’y publie au moins une chronique par mois. J’ai beaucoup appris en pratiquant cette activité et j’ai rencontré beaucoup de bienveillance de la part de Léon-Marc Lévy vis-à-vis de mon travail et même une certaine reconnaissance chez quelques éditeurs et parmi les écrivains. Au fil des années, j’y ai trouvé ma place en toute liberté. J’ai toujours pratiqué cette tâche comme bénévole, ce qui me dégage de toute dépendance contrairement aux critiques de journaux qui du fait qu’ils sont rémunérés pour leur activité doivent rendre des comptes à leurs supérieurs.

Alors qu’au BCLF et à Culture Chronique, je devais me plier à des formats limités à un certain nombre de signes, à la Cause Littéraire, j’ai tout loisir de développer ma pensée dans une économie dont je suis seule à déterminer le champ de contraintes que je m’impose. Cela me procure un grand bien-être. Et cela, je le dois à la confiance que Léon-Marc et son équipe m’accordent, et de cela, je tiens à les en remercier. Depuis quelque temps, il m’a même demandé de participer au Comité de Rédaction, ce que j’ai accepté avec joie car cela prouvait une reconnaissance de mes compétences pour juger du travail de nouveaux rédacteurs.

Je vais maintenant vous proposer de développer comment je conçois ma positon de chroniqueuse à La Cause Littéraire.

Être chroniqueuse, c’est se retrouver seule face à un livre. Lorsque je décide de rédiger une recension sur le site, je me donne un certain nombre de contraintes. Ne demander en service de presse qu’un certain nombre d’ouvrages limités à ceux qui m’intéressent. C’est ceux-ci à qui je donne la priorité par respect pour le fait que je les reçois gratuitement. Je lis d’abord l’ouvrage une première fois pour le plaisir de la découverte. Je m’immerge dans le texte pour m’en imprégner. Lors de cette première approche, je choisis le thème que je souhaiterai développer afin de tirer un fil que je vais m’attacher à ne pas lâcher. Le plus compliqué est de changer de peau. Je tente de me détacher de ma place pour me couler dans celle de l’auteur car c’est lui qui compte essentiellement. Qu’a-t-il voulu dire ? Comment s’y est-il pris pour y parvenir ? Quels outils d’écriture et de construction a-t-il investis ? Lors de cette première approche, je souligne certaines phrases, j’inscris dans les marges mes premières impressions, je prends des notes à la main sur des feuilles. Et je laisse mijoter. Puis je commence à rédiger une chronique en faisant très attention de ne pas m’écarter de mon fil conducteur. Il ne s’agit pas de tout dire mais de suivre une ligne la plus resserrée possible. J’accompagne mon exposé de quelques citations que je trouve pertinentes sans trop en envahir le texte pour ne pas le rendre trop pesant. Pour ma part, j’insiste beaucoup sur « l’écriture » qui atteste d’« une plume ». Même s’il est préférable de dire « nous » ou « on », lorsqu’on présente un ouvrage à des lecteurs pour les mettre en appétit, nous savons pertinemment qu’une chronique est toujours subjective. Elle reflète un point de vue personnel. Je suis très contente que le texte soit signé puisque c’est une façon de s’engager dans ce qu’on rédige. C’est pourquoi il me convient très bien qu’il y ait plusieurs recensions sur le même texte. Cela permet aux lecteurs, aux écrivains et aux éditeurs d’avoir plusieurs ouvertures éventuelles pour que chacun puisse se faire ensuite sa propre opinion. Cela élargit la compréhension sur l’intention de l’auteur. Je termine toujours sur une ouverture sur des questions que pose le propos, sans jamais donner de réponses. Cela donne de l’air au travail de chroniqueuse. Puis, j’imprime mon travail sur papier et je me relis. Je vérifie qu’il n’y ait pas trop de redites, je resserre au maximum. Afin que le compte-rendu ne soit pas indigeste. Je relis une deuxième fois pour vérifier la correction de la langue. Ensuite, seulement, lorsque je juge mon article abouti, je le fais parvenir au rédacteur de La Cause Littéraire et à la correctrice. Jamais je n’ai eu à faire face à un refus de la part de La Cause Littéraire, et de cette reconnaissance, je leur en sais gré.

Et maintenant que j’ai développé mon activité de chroniqueuse, je vais me pencher sur le rôle que j’attribue, en temps normal, au modérateur. Encore une fois, cela demande un travail de préparation qui est primordial. Pour pouvoir mettre valeur un auteur, il est important d’être soi-même un lecteur ouvert à la nouveauté. Cela permet d’avoir une expérience élargie sur la littérature. Pour être apte à jouer ce rôle, il faut savoir qu’un thème est souvent proposé et que nous sommes tenus de ne pas nous en écarter.

Lorsqu’on vous propose d’occuper la place de modérateur, il est prioritaire de lire attentivement tous les ouvrages que nous aurons la charge de faire connaître, mais aussi de se questionner sur les auteurs et sur leur expérience littéraire. Au préalable, nous pouvons préparer, avec soin, un certain nombre de questions qui soient dans le droit fil du thème choisi par l’organisateur, quitte à les laisser tomber dans l’oubli sans regret si elles ne paraissent pas appropriées au cheval que les auteurs enfourchent. C’est pour cela que nous devons être sensibles à ce que les auteurs ont le désir impérieux d’énoncer. Cela exige de nous une sacrée souplesse et une perméabilité de tout instant. Nous devons faire preuve de la plus grande neutralité concevable et d’être apte à se mettre en avant quand nous le jugeons et en retrait quand la situation l’exige. Une nouvelle fois, il s’agit d’un changement de place. Si en tant que chroniqueuse, je considère que c’est l’ouvrage qui prime, quand nous occupons le rôle de modérateur face à des écrivains, il s’agit de mettre en avant les auteurs en priorité. C’est eux ou elles qui doivent être valorisés face à un public. Le modérateur doit être à la fois offensif tout en se gardant de parler à leur place. Cette fonction consiste, de mon point de vue, à tenter de les pousser dans leurs retranchements sans devenir intrusif. Il est important de les éclairer sur l’ouvrage qu’ils viennent de publier et de dévoiler leurs intentions sans pour autant les brusquer. Nous devons être capables de les accompagner dans leur trajectoire en toute empathie, les interroger avec discernement et subtilité en tenant compte de leur fragilité et de leur pudeur. Je vais tenter de présenter quelques questions propices que je propose comme des exemples. Nous pouvons nous enquérir sur leur pratique qui varie d’un écrivain à l’autre. Qu’est-ce qui les a conduits vers le choix de se consacrer à l’écriture ? Ont-ils des rituels ? Quels sont leurs rapports avec leur éditeur, avec les personnes qui les accompagnent dans leur trajectoire ? Comment concrètement « chercher une vérité » qui ne peut être atteinte que par des mots ? Ont-ils choisi des lecteurs privilégiés à qui ils font confiance ou préfèrent-ils œuvrer seuls ? Quel est leur rapport à la célébrité, à la reconnaissance ? Quels sont leurs rapports avec les lecteurs ? Quels intérêts les mènent durant leurs temps de loisirs ? Comment réagissent-ils à la réception de leur ouvrage par les lecteurs ?

Nous ne devons pas craindre leur silence. Il est souvent l’occasion pour l’écrivain d’un temps de réflexion. Mais nous avons aussi l’obligation de nous taire nous aussi. C’est la condition pour que l’écrivain se sente libre de son propos.

C’est une mission passionnante à tenir si nous nous sommes bien préparés, si nous faisons confiance et aux écrivains et au public qui lui aussi a des questions à poser ou des réflexions à soumettre à un des auteurs présents. Il est donc utile de laisser une place au débat et à la discussion collective. Nous devons donc prendre toute notre place sans déborder ni outrepasser le protocole qui a été fixé par l’organisateur.

 

Pierrette Epsztein


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A propos du rédacteur

Pierrette Epsztein

 

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Rédactrice

Membre du comité de Rédaction

Domaines de prédilection : Littérature française et francophone

Genres : Littérature du "je" (autofiction, autobiographie, journaux intimes...), romans contemporains, critique littéraire, essais

Maisons d'édition : Gallimard, Stock, Flammarion, Grasset

 

Pierrette Epsztein vit à Paris. Elle est professeur de Lettres et d'Arts Plastiques. Elle a crée l'association Tisserands des Mots qui animait des ateliers d'écriture. Maintenant, elle accompagne des personnes dans leur projet d'écriture. Elle poursuit son chemin d'écriture depuis 1985.  Elle a publié trois recueils de nouvelles et un roman L'homme sans larmes (tous ouvrages  épuisés à ce jour). Elle écrit en ce moment un récit professionnel sur son expérience de professeur en banlieue.