Station Eleven, Emily St John Mandel
Station Eleven, août 2016, trad. anglais (Canada) Gérard de Chergé, 475 pages, 22 €
Ecrivain(s): Emily St. John Mandell Edition: Rivages
Le point de départ de ce roman se situe dans le tropisme thématique de cette rentrée littéraire, tant française qu’étrangère : la décimation presque totale de l’espèce humaine (1). Dans Station Eleven, 99% de l’humanité est dévastée par la grippe de Géorgie, virus mutant foudroyant.
A partir de ce point d’effroi planétaire, Emily St John Mandel construit un récit époustouflant de maîtrise narrative et stylistique, une histoire haletante de bout en bout, des personnages d’un relief tel qu’ils en seront, pour nous lecteurs, inoubliables, ancrés à jamais dans notre mémoire littéraire.
Tout commence sur une scène théâtrale, lors d’une représentation du Roi Lear à l’Elgin Theatre de Toronto. Arthur Leander, vedette de la scène et du cinéma, meurt sur l’estrade. St John Mandel part d’une scène de théâtre et ne va plus la quitter, même après l’effondrement du monde. Le théâtre, et particulièrement Shakespeare, vont être les passerelles nécessaires et magnifiques entre l’ancien et le nouveau monde. Passerelles de musique, de poésie, de culture, de vie. Passerelles qui maintiendront debout, dans le désert humain qu’est devenu le monde, une civilisation magnifique.
Il ne faut pas s’y tromper. Le roman d’Emily St John Mandel, bien que partant de la décimation des hommes, n’est pas un roman-catastrophe à la manière de bon nombre de fictions fondées sur le même point initial. Rien à voir avec Je suis une légende de Richard Matheson, magnifique roman d’apocalypse, ou avec la très belle série HBO The Walking Dead qui raconte l’horreur. Ici, Mandel s’appuie sur la catastrophe pour élever un véritable cantique à la gloire du monde présent, à la gloire du génie des hommes. A travers la mémoire et la nostalgie puissantes des survivants, c’est un chant d’amour au monde et à l’humanité qui nous inonde, nous émeut, nous bouleverse. Un hymne à la musique de Beethoven, au théâtre de Shakespeare, mais aussi – et c’est la force étonnante du livre – au génie technologique des hommes. Il faut l’absence d’avions, d’électricité, d’internet, de soins médicaux et d’industrie pharmaceutique, de communications téléphoniques, pour découvrir que ces outils – auxquels on ne pense même plus quand on les a – participent pleinement de la magie du monde et du bien-être des hommes.
« Elle imagina Clark, dans son bureau de Manhattan, reposant le combiné. Cela se passait le dernier mois de l’époque où il était possible, en appuyant sur les touches d’un téléphone, de parler avec une personne qui se trouvait à l’autre extrémité du globe ».
Une jeune femme du « monde ancien », Kirsten, épouse de Arthur Leander (il en aura d’autres !), est passionnée, toute entière absorbée, par la création d’une bande dessinée de Science-Fiction. C’est avant la pandémie, mais « Station Eleven » (c’est le titre de la BD) comporte des traits divinatoires fulgurants sur l’avenir des hommes :
« Au bas de l’image, il y a une ligne de texte : Je parcourus du regard mon domaine endommagé, essayant d’oublier la douceur de la vie sur la Terre ».
Cette BD va survivre à la décimation, comme un diamant empli de la mémoire du monde ancien, constituant un lien à travers le temps entre ceux d’avant et ceux d’après.
Et Shakespeare, qui plane comme une ombre sur tout le roman, lumière au sein des ombres qui enserrent désormais le monde. La Symphonie itinérante, c’est le nom de la troupe de théâtre qui va de petite communauté en petite communauté, joue ses pièces, encore et encore, enchantant par la poésie du barde la vie désolée des survivants. Shakespeare, comme le fantôme ancien de la désolation présente.
« Shakespeare était le troisième enfant de ses parents, mais le premier à survivre à la petite enfance. Quatre de ses frères et sœurs moururent en bas âge. Son fils, Hamnet, décéda à onze ans en laissant un jumeau. Les théâtres fermaient l’un après l’autre à cause de la peste, la mort planait sur le paysage. Et ce soir, dans le crépuscule éclairé par des bougies, comme au temps jadis – avant l’ère de l’électricité, aujourd’hui révolue – Titania se tourne vers son roi des fées. Aussi la lune, cette souveraine des flots, pâle de courroux, inonde l’air d’humides vapeurs qui font pleuvoir les maladies catarrhales » (2).
La pandémie en elle-même n’est racontée que par moments, nimbant le récit de souvenirs et d’images du cauchemar qui mit fin à la Civilisation, comme une sorte de litanie funèbre à l’adresse des morts. Images d’une paralysie létale qui frappa le monde.
« L’autoroute elle-même n’était qu’un énorme embouteillage qui s’étirait sur des kilomètres, à perte de vue, avec des arbustes qui poussaient entre les voitures et des milliers de pare-brise qui reflétaient le ciel. Dans le véhicule le plus proche, un squelette était au volant ».
La superbe traduction de Gérard de Chergé porte la poésie, la mélancolie et le deuil dont le livre est irrigué. Emily St John Mandel nous offre, en cette rentrée, un oratorio au monde des hommes. Nous ne dirons rien de la fin du livre, mais elle est à l’image du final d’un oratorio : lumineuse.
Léon-Marc Levy
(1) Plusieurs livres importants de cette rentrée littéraire, à paraître en août/septembre/octobre partent du même point : la décimation presque totale de l’espèce humaine. Par exemple Anna de Niccolo Ammaniti (Grasset) et De Profundis d’Emmanuelle Pirotte (Le cherche-Midi).
(2) Le Songe d’une nuit d’été, William Shakespeare, acte II scène 2.
VL4
NB : Vous verrez souvent apparaître une cotation de Valeur Littéraire des livres critiqués. Il ne s’agit en aucun cas d’une notation de qualité ou d’intérêt du livre mais de l’évaluation de sa position au regard de l’histoire de la littérature.
Cette cotation est attribuée par le rédacteur / la rédactrice de la critique ou par le comité de rédaction.
Notre cotation :
VL1 : faible Valeur Littéraire
VL2 : modeste VL
VL3 : assez haute VL
VL4 : haute VL
VL5 : très haute VL
VL6 : Classiques éternels (anciens ou actuels)
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