Sous le roman la poésie, Le défi de Roberto Bolaño, Florence Olivier
Sous le roman la poésie, Le défi de Roberto Bolaño, juillet 2016, 196 pages, 29 €
Ecrivain(s): Florence Olivier Edition: Hermann
Dans cet essai intitulé Sous le roman la poésie, et sous-titré Le défi de Roberto Bolaño, publié aux Editions Hermann, Florence Olivier propose une analyse de l’œuvre de Roberto Bolaňo et en particulier de ses deux œuvres majeures : Les Détectives sauvages, et 2666, deux romans monstrueux et géniaux qui font aujourd’hui la renommée de son auteur.
Par ce titre, elle démontre comment l’œuvre de fiction de Bolaňo emprunte les voies mystérieuses de la poésie qui « seule supporte l’absence de réponse, les dangers et la beauté du mystère », sans ignorer le talent de Bolaňo pour la satire qu’elle soit politique ou sociale et le rire (cf. la critique universitaire si drolatiquement moquée dans le premier livre, 2666).
L’engouement aujourd’hui pour l’œuvre de Bolaňo que Florence Olivier nomme « épidémie » se traduit de par le monde par « une série d’explosions successives » qui fait l’unanimité au-delà du paysage latino-américain, puisqu’il y a désormais un Bolaňo chilien, un Bolaňo mexicain, un Bolaňo espagnol, un Bolaňo américain, un Bolaňo français, un Bolaňo global !
D’abord reconnu comme « poète infraréaliste », le bond de Bolaňo se produisit vers le roman grâce à son « lyrisme différent ». Bolaňo disait de lui-même : « comme poète je n’ai rien de lyrique, je suis totalement prosaïque, quotidien. Mon poète favori c’est Nicanor Parra ».
D’un lyrisme pourtant mais différent donc et nous ne pouvons qu’acquiescer lorsqu’il dit en 1999 lors d’une interview : « Je crois que la meilleure poésie de ce siècle est écrite en prose. Il y a des pages de Ulysse de Joyce ou de Proust ou de Faulkner qui ont tendu la corde de leur arc comme la poésie ne l’a fait de tout ce siècle, et où l’on se rend vraiment compte que l’écrivain s’est engagé dans une voie que personne d’autre n’avait empruntée avant lui ».
Son combat durant ces trente-trois années d’écriture, nous dit en substance Florence Olivier, aura été de vouloir « exorciser un certain lyrisme et inventer le sien ».
Florence Olivier aborde le « lyrisme » de Bolaňo par la question du je, présent dans son œuvre et sous de nombreux hétéronymes non à la façon de Pessoa qui assumait de multiples identités mais en expliquant que le je de Bolaňo et les différents personnages de ses romans seraient comme des « hétéronymes » de l’auteur, Arturo Bolaňo par exemple.
Ce faisant, il s’écarte de l’autobiographie pour mieux y revenir. « Le “je” lit, reçoit les enseignements, écrit et commente, se fait passeur dans cet apprentissage partagé de la vie poétique car vie, lecture et écriture sont une seule et même chose ».
Mêlant astucieusement prose et poésie, intrigue policière qui devient quête littéraire, en recourant parfois à un lyrisme de l’auto-confidence, ses livres ménagent une tension dramatique dont le mystère demeure irrésolu dans la bifurcation et la démultiplication des intrigues et/ou l’abondance des voix narratives.
Les Détectives sauvages sont, nous dit Florence Olivier, une lettre d’amour et d’adieu à sa génération mais au-delà de cette lettre, le roman aujourd’hui atteint un public bien plus élargi, et rejoint la littérature universelle.
Entre poésie et résistance, s’y trouvent réunies l’histoire et le politique des années de dictature, les poètes incarnant la résistance ; Florence Olivier y rappelle cette parole d’Auxilio Lacouture présentée comme « la mère de la jeune poésie mexicaine » qui dit « J’ai pensé : parce que j’ai écrit, j’ai résisté. J’ai pensé : parce que j’ai détruit l’écrit on va me découvrir, on va me frapper, on va me violer, on va me tuer. J’ai pensé : les deux sont liés, écrire et détruire, se cacher et être découverte ».
C’est ce combat de l’écrivain contre l’horreur et le mal de la droite chilienne pendant la dictature militaire, que l’on retrouve aussi dans Etoile distante et Nocturne du Chili. « Longeant l’abîme du mal, de l’horreur politique, littéraire et morale dans ses manifestations contemporaines, l’œuvre de fiction de R. Bolaňo emprunte ces voies inconnues qu’explore la poésie ».
En passant du stridentisme à l’infraréalisme, Florence Olivier rappelle que la prouesse et la rupture de ce roman sont de transmuer la recherche poétique de l’avant-garde en une poétique du roman « comme jeu et comme agonie ».
Roman noir, historique, vaudeville, chronique contemporaine, entre rire et cauchemar, 2666 produit cette ambivalence dans toute sa complexité et son foisonnement. Composé de cinq parties « qui tournoient autour de ce trou noir du réel qu’est le crime ou l’horreur tout au long de l’histoire du XXe siècle (et dont la condensation emblématique correspond, dans les années quatre-vingt-dix, aux assassinats en série de femmes à Santa Teresa, réplique fictive de Ciudad Juarez sur la frontière du Mexique et les Etats-Unis) », le roman posthume de Bolaňo « mémoire prophétique » signalée par ce chiffre qui renvoie autant à une date lointaine qu’il ne fait penser à la « bête », rappelle comme dansAmuletto, « miroir du XXe siècle, mais miroir infidèle aux apparences, donc magique », la double lutte de la poésie et de la mémoire « contre la terreur politique assistée de la censure et de l’oubli et contre le travail du temps lui-même ».
Pour Bolaňo, l’écriture demeure un combat possible contre le mal et contre l’horreur : « si la guerre est la poursuite de la politique par d’autres moyens, l’écriture est la poursuite de la guerre avec d’autres armes […] c’est-à-dire que Bolaňo entend nouvellement transporter les armes sur le terrain des lettres». Sa stratégie sera de l’attaquer à la fois sur un plan politique et son propre terrain d’écrivain, le champ littéraire, en aiguisant les armes des lettres contre les lettres.
En toute fin d’ouvrage, dans un dernier chapitre, Florence Olivier évoque le talent satirique de Bolaňo, la question prégnante de la valeur morale et esthétique de la littérature et ses variations de l’honneur (« Honneur et déshonneur des poètes »), la « foire aux vanités du milieu littéraire », l’idéal et sa trahison commune dont Bolaňo n’a eu de cesse de rappeler :
« … Ce qui ne signifie pas écrire bien, mais parce que cela n’importe qui peut le faire, mais écrire merveilleusement bien, et peut-être même pas ça, parce qu’écrire merveilleusement bien aussi n’importe qui peut le faire. Alors qu’est-ce qu’une écriture de qualité ? Eh bien ce que cela a toujours été : savoir mettre la tête dans l’obscur, savoir sauter dans le vide, savoir que la littérature, fondamentalement, est un métier dangereux » (1). Car c’est bien dans cette capacité à avancer dans le noir, les yeux ouverts que doit se confronter tout écrivain.
« La zone obscure de l’écrivain doit s’exposer au dire d’une écriture qui cherche le danger, se risquant à l’interprétation de l’horreur et de la barbarie qu’elle combat, jusque sur leur propre terrain. Une écriture évidemment comparable à celle de 2666 qui s’en prend aux manifestations du mal tout au long du 20e siècle ».
Florence Olivier rappellera combien l’écriture, la lecture et la critique étaient présentes dans la vie de Roberto Bolaňo. R. Bolaňo qui lisait ses contemporains savait leur parler de l’art d’écrire après tant d’autres et, les conseils qu’il donne dans son dernier ouvrage (Entre parenthèses, Ed. Bourgois) démontrent que le point de bifurcation entre lecture et écriture serait bien dans l’écriture de textes critiques comme le rappelle, en présentation à l’ouvrage, Ricardo Piglia : « L’écriture de fiction change la manière de lire et la critique qu’écrit un écrivain est le secret miroir de son œuvre » (2).
Marie-Josée Desvignes
(1) Roberto Bolaňo, « Discours de Caracas », Entre parenthèses, trad. de Robert Amutio, Christian Bourgois, 2011
(2) Ricardo Piglia, cité par Ignacio Echevarria, « Présentation » Roberto Bolaňo, Entre Parenthèses, C. Bourgois, 2011, p.19
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