Sous l’empire des oiseaux, Carl Watson (par Philippe Chauché)
Sous l’empire des oiseaux, Carl Watson, Editions Vagabonde, 2006, trad. anglais (USA), Thierry Marignac, 174 pages, 18 €
« A Harlem, on buvait autrefois un breuvage baptisé Haut-et-Bas, ou Moitié-Moitié. C’était un verre de gin pur, additionné de vin rouge bas de gamme. Watson, à son meilleur, est une variante de ce cocktail : du gin tord-boyaux mêlé non pas de piquette mais de Haut-Brion » (Nick Tosches).
« J’ai servi à bouffer et fait la toilette des morts. J’ai porté un costume, fait la cueillette des pommes, planté des clous dans les rails et bavassé avec des poivrots. Tout ça pour le blé » (Active la machine).
Carl Watson écrit au scalpel, à l’arme blanche, ce qu’il a vécu à Chicago. Ses personnages boivent beaucoup, vivent dans des hôtels qui menacent de s’effondrer, dans des chambres que les bonnes ont désertées depuis des années. Ils passent leurs nuits et leurs jours dans des bars enfumés où volent les verres, les insultes et les menaces, et traversent des rues de quartiers où l’on perd facilement sa vie et ses illusions. Carl Watson sait de quoi il parle et sur quoi il écrit.
Il est au cœur de ce volcan en irruption permanente, la lave aux lèvres, des nuées ardentes aux bouts des doigts, tout flambe sous ses yeux et sous sa plume, tout explose en poussière épaisse, tout flamboie dans ses récits. Il accompagne ces perdants magnifiques, les suit comme une ombre, se loge comme il le peut, travaille comme l’on va se pendre. Carl Watson écrit comme il chute, comme il titube, comme il boit, ses visions d’apocalypse en mémoire, traçant des géographies urbaines, et s’inventant des dérives alcoolisées.
Nous sommes dans le quartier d’Uptown, avec son métro aérien, son dancing, ses gratte-ciel, ses appartements dont les fenêtres fixent avec insistance le cimetière, où la proximité des morts rend bien mince la frontière qui les sépare de vivants tout aussi prisonniers qu’eux. On y croise Harry, qui marche, déambule, cherche en vain une chambre perdue dans ses souvenirs, on entre dans le Gnôlozzo de Lonnie Barker, un bar où personne ne retire son manteau – et on se demande pourquoi – mais je crois que je sais – je pense que leur propre peau les effraie, on suit les aventures de Charlie qui vit dans un appartement si exigu qu’il entendait presque chaque chose qu’il pensait, ou encore Jasper Deboucy et sa croix électrique qui va finir par s’enflammer. Des personnages qui vivent, s’énervent, s’agitent, parlent, boivent et boivent à nouveau, certains deviennent fous, d’autres meurent d’une manière étrange. Tout est dans la manière, ce style qui rend ces récits et ces histoires troublantes, saisissantes, on est à chaque ligne pris sous l’empire de Carl Watson, écrivain unique, au réel tranchant et au style étourdissant.
« L’endroit où Harry passa le mois qui suivit le départ de sa femme coûtait huit dollars la semaine. Pas cher. Les murs y étaient démesurés et peints en vert. Au rez-de-chaussée, Harry regardait la télé couleur en compagnie d’assassins en puissance, de pervers et de vieillards solitaires qu’ils finissaient tous par devenir – des hommes sans femmes, sans argent, sans perspective et sans espoir » (La chambre d’Harry).
Sous l’empire des oiseaux rassemble de courts récits vifs d’instants d’une vie passés à attendre, à boire, à regarder, à écouter : confession, expression, exaspération. Une vie tendue comme le câble d’un funambule entre deux gratte-ciel qui tous les deux sont sur le point de s’effondrer. Une vie d’écrivain et d’aventurier, dans les bars et les hôtels les plus minables de Chicago, où tout y est gris et noir, avec par instant, avec parfois une éclaircie, une blanche lueur qui éclaire la vie du narrateur-romancier dans ce voyage immobile, juste pour rester en mouvement, et regarder ce qui arrive en face. Des pensées l’assaillent et le sauvent du vide ambiant qui l’obsède. Carl Watson possède cet art singulier de saisir en trois phrases une situation, une tension, une folie qui va exploser, mais aussi trois ou quatre détails ordinaires, d’une vie qui l’est autant, une vie scrutée, observée, en proie à de très fortes sensations – Oui, c’était l’automne, et l’air se peuplait d’agonies.
Carl Watson, écrit sous très haute tension ses mémoires alcoolisées, ses dérives, ses rêves, c’est vif, précis, sombre, grave comme un blues qui suinte à travers les vitres cassées d’une chambre d’hôtel, ses phrases brèves sonnent comme des uppercuts, c’est là, un très grand écrivain américain, étrange et fascinant.
Philippe Chauché
Carl Watson vit, écrit et enseigne la littérature à New York, plusieurs de ses livres sont traduits en français, aux éditions Vagabonde : A contre-courant rêvent les noyés ; Hank Stone et le cœur de craie ; Une Vie psychosomatique. Et aux Editions Gallimard : Hôtel des actes irrévocables.
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